Grete Kellenberger, reine des phages
Par ses idées et sa créativité, Grete Kellenberger a contribué à l’essor de la biologie moléculaire et au renom de l’Université de Genève dans cette discipline. Malgré son absence de titre universitaire
D’une origine modeste, ayant reçu une éducation traditionnelle et dotée d’un caractère plutôt timide, Margaretha Kellenberger-Gujer, décédée en 2011, est dépourvue de titre universitaire. Cela ne l’a pas empêchée de contribuer de façon remarquable au développement de la biologie moléculaire au cours des années 1950 et 1960 et au renom international de l’Université de Genève dans cette discipline qui n’en était alors qu’à ses tout débuts. Quant à sa propre réputation, même confinée à sa communauté scientifique, elle a largement dépassé les frontières de la Suisse. C’est en tout cas ce qui ressort d’une enquête parue le 5 avril dans la revue Bactériophage sous la plume de Sandra Citi, professeure associée au Département de biologie cellulaire (Faculté des sciences), et de Douglas Berg, de l’Université de Californie à San Diego.
Margaretha Gujer est née en 1919 à Rümlang, un petit village près de Zurich. Quelques années après avoir perdu sa mère d’un cancer, elle obtient sa maturité au collège pour filles de Zurich avec la mention de meilleure de classe. Spécialement douée, elle se lance dans des études supérieures de chimie à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Elle abandonne pourtant au bout de quatre semestres, principalement à cause de difficultés économiques liées à la Seconde Guerre mondiale.
Microscopie électronique
Grete, comme elle se fera appeler par la suite, y rencontre néanmoins Eduard Kellenberger, alors étudiant en physique, qu’elle épouse en 1945. L’année suivante, le couple s’installe à Genève où Eduard démarre un doctorat sous la direction de Jean Weigle, professeur à l’Institut de physique, spécialiste de la diffraction aux rayons X et l’un des concepteurs du premier microscope électronique de fabrication suisse.
« Au cours de ces premières années, Grete se met au service de son mari, raconte Sandra Citi. Elle l’aide au perfectionnement des microscopes électroniques et au développement de méthodes permettant d’examiner des échantillons de matière vivante, y compris des bactéries et leurs structures internes. Grete a l’occasion de cosigner plusieurs articles scientifiques. »
Cette période d’après-guerre correspond à la naissance de la biologie moléculaire. Cette nouvelle discipline est portée essentiellement par des physiciens ne souhaitant pas participer au courant majoritaire, alors incarné par la recherche nucléaire. Désireux de se tourner vers un domaine nouveau, ces scientifiques, aux Etats-Unis et en Europe, se lancent dans l’étude des rouages fondamentaux et microscopiques du vivant.
A cette époque, on ignore encore tout de la structure de l’ADN. Et les premiers pas de la biologie moléculaire se font dans l’indifférence générale. Les biologistes de ces années-là sont encore exclusivement versés dans la zoologie et la botanique et ne s’intéressent pas au travail de ces physiciens empiétant sur leurs plates-bandes.
Le physicien genevois Jean Weigle fait partie de ces non-atomistes. De manière assez subite, tenté par la grande aventure américaine et à la suite d’un problème de santé, il quitte son poste de professeur à l’Université de Genève en 1948 et intègre, à l’Institut de technologie de Californie, le « Groupe du phage » dirigé par le physicien devenu biologiste Max Delbrück.
Les phages, ou bactériophages, sont des virus infectant exclusivement les bactéries. Le taux de reproduction de ces parasites et de leurs hôtes est tellement rapide qu’il en fait des sujets d’expérimentation idéaux. En fait, les phages sont les organismes qui ont permis de réaliser les premières grandes avancées en biologie moléculaire.
Malgré son exil volontaire, Jean Weigle revient tous les étés à Genève. Il ramène dans ses valises des idées et du matériel biologique à son ancienne équipe et, en premier lieu, à Grete Kellenberger. C’est ainsi que, lors de son premier retour en 1949, il lui propose comme projet de recherche l’étude des phages. Grete se passionne rapidement pour le sujet.
Les temps sont durs, cependant. Le salaire d’Eduard, qui est promu responsable du tout nouvel Institut de biophysique, est modeste et Grete, qui ne bénéficie d’aucun poste officiel au sein de la Faculté, tire ses revenus encore plus maigres des fonds extérieurs que son mari parvient à rassembler. Le moindre bris de boîte à pétri met le budget de l’équipe en péril. La fille au pair allemande, engagée pour s’occuper d’Elisabeth, la fille des Kellenberger, est bombardée secrétaire du groupe avec un salaire de
3 francs de l’heure.
« Malgré tout, grâce notamment à la collaboration fructueuse de Grete et Jean Weigle ainsi qu’aux images de phages obtenues par les microscopes électroniques de l’institut, le groupe de Genève devient rapidement très connu dans son domaine, précise Sandra Citi. Ce sont surtout Jean Weigle et Eduard Kellenberger qui se rendent aux congrès internationaux pour présenter les résultats de leurs recherches. Grete explique son absence à ces événements par sa timidité et sa mauvaise maîtrise de l’anglais. »
Du flair
La chercheuse ne manque toutefois pas de flair. En 1954, Grete convainc en effet un certain Werner Arber, dont le contrat d’un an comme assistant en microscopie électronique touche à sa fin, de rester à Genève pour accomplir une thèse. Ses directeurs officiels sont Jean Weigle et le professeur de botanique Fernand Chodat, mais c’est en réalité Grete qui lui apprend les concepts et la pratique de la génétique des phages et qui le guide dans son travail. Dans les années 1960, elle lui souffle également quelques idées essentielles concernant le phénomène de la restriction (c’est-à-dire la coupure) de l’ADN par des enzymes spécifiques.
On peut dire qu’elle ne s’est pas trompée sur la personne puisque Werner Arber remporte le Prix Nobel de physiologie ou médecine en 1978 pour la découverte des enzymes de restriction, une prouesse qu’il a réalisée au cours de ses travaux menés à Genève dans les années 1950-60.
Quant à Grete Kellenberger, l’une de ses contributions les plus importantes est la démonstration que la recombinaison génétique, c’est-à-dire le mélange du matériel génétique, se fait par la rupture physique et la recombinaison de l’ADN. Elle a accompli ce travail avec Jean Weigle et son assistante Maria Zichichi. L’article présentant ces résultats paraît en juin 1961 dans les Proceedings of the National Academy of Sciences. Il est cependant accompagné d’un autre article, arrivant aux mêmes conclusions et signé, lui aussi, par Jean Weigle mais en compagnie cette fois-ci d’un professeur à l’Université de Harvard, Matthew Meselson.
« Dans la revue, l’article signé par Weigle et Meselson précède celui du groupe de Genève, précise Sandra Citi. Et aujourd’hui, c’est le premier qui est le plus largement cité dans les manuels de génétique. »
Cet épisode reste comme le souvenir le plus frustrant pour Grete Kellenberger. Elle s’en souviendra encore des décennies plus tard.
Sa vie connaît ensuite un tournant en 1965. Eduard prend en effet une année sabbatique à l’Université du Kansas aux Etats-Unis. Une partie de son équipe, y compris sa femme, le suit. Mais, pour cette dernière, le séjour se termine mal. Son couple, qui bat de l’aile depuis quelque temps déjà, ne survit pas. Les époux se quittent et Eduard décide de rentrer à Genève.
Après quelques années passées aux Etats-Unis, où elle est notamment engagée dans l’Institut national d’Oak Ridge, au Tennessee, elle retourne finalement à Genève en 1971. Elle y accepte un poste à l’Institut de biologie moléculaire, au moment où Eduard Kellenberger et Werner Arber s’installent au Biozentrum de Bâle. Elle vit avec un salaire relativement bon – toujours prélevé sur des fonds extérieurs – jusqu’en 1980, où elle prend une retraite anticipée.
Anton Vos