Campus n°130

Michel Butor, aventurier en terres inconnues

Tête chercheuse.JPG

Figure du Nouveau roman dans les années 1950 et auteur de plus de 2000 ouvrages, Michel Butor a enseigné durant une quinzaine d’années à la Faculté des lettres. Il s’est éteint l’été dernier, à l’aube de ses 90 ans.

L’audace peut parfois se cacher sous les atours les plus communs. Drapé dans cette éternelle salopette qui lui donnait de faux airs de jardinier du dimanche, Michel Butor ne ressemblait en rien à l’image que l’on se fait d’ordinaire d’un aventurier. Ecrivain aux appétits gargantuesques, il aura pourtant passé le plus clair de sa vie à arpenter les territoires inexplorés de la littérature, laissant derrière lui une œuvre en constante métamorphose qui reste sans équivalent au XXe siècle.
Figure du Nouveau Roman à la fin des années 1950, l’écrivain prolifique – son catalogue compte plus de 2000 titres – a en effet rapidement tourné le dos à une gloire soudainement acquise pour visiter de nouvelles contrées imaginaires. Récits de voyage, critiques littéraires, études sur l’art ou la musique, poésie, essais ethnographiques, pièces radiophoniques, livres d’artistes, livres en forme d’objet ou écrits à quatre : poussé par une incessante quête de nouveauté, il n’a cessé de bousculer les frontières entre les genres et de jouer avec les formes usuelles du récit en introduisant des variations typographiques, des mélanges de couleurs dans le texte, en procédant à des détournements de citations ou en variant les formats.
Auteur toujours en mouvement, Michel Butor est pourtant solidement ancré à Genève, ville où il est arrivé en 1974, à la demande de son collègue et critique Jean Starobinski. Professeur durant dix-sept ans au sein du Département de langue et littérature modernes, il a vécu jusqu’à sa mort, en août dernier, à la veille de ses 90 ans, dans un ancien prieuré situé à Lucinges (Haute-Savoie) rebaptisé d’un explicite « à l’écart ».

L’enfant du silence

C’est dans le silence qu’il faut aller chercher son goût pour les mots. Dans la famille Butor, on ne parle en effet pas beaucoup. Le petit Michel, né en 1926, a 7 ans lorsque sa mère devient sourde. L’événement, expliquera-t-il plus tard, « a jeté une ombre terrible sur mon enfance ».
Le père, qui travaille dans l’administration des chemins de fer, passe, quant à lui, le plus clair de son temps libre à peindre des aquarelles ou à réaliser des gravures sur bois.
Heureusement, entre ces deux bulles muettes, il y a la fratrie – sept frères et sœurs – auxquels raconter des histoires le soir dans le noir. Il y a aussi une grand-mère dont la maison parisienne est remplie de livres. Derrière la porte de verre de la bibliothèque qui l’attire irrésistiblement, il y découvre Jules Verne, Robinson Crusoé, Jonathan Swift. Dans des éditions anciennes, il y dévore également Les mille et une nuits, Rousseau ou encore le Livre des figures hiéroglyphiques de l’alchimiste Nicolas Flamel.
De cette époque, Michel Butor hérite également un goût pour le voyage dont il ne se départira plus et qui l’emmènera plus tard des États-Unis au Japon, de l’Australie à Venise en passant par d’innombrables escales aux quatre coins du globe. Comme toute famille de cheminots, les Butor peuvent en effet profiter du réseau de la SNCF à prix cassé. Entre deux périples ferroviaires, sa mère trompe l’ennui en s’inventant de nouvelles destinations de villégiature en feuilletant les horaires des trains rassemblés dans l’indicateur Chaix.

De l’encre plein les doigts

Se trouvant gauche, frileux et un peu malingre, n’aimant ni les billes ni le football, Michel Butor traversera les années du lycée de l’encre plein les doigts. Au fond de la classe, il griffonne des piles de poèmes à la façon de Percy Shelley, auteur dont la lecture l’a beaucoup impressionné.
Dans un Paris désormais occupé, il prend goût à la philosophie en assistant aux colloques semi-clandestins organisés par Marie-Magdelaine Davy dans un château mal chauffé des environs de Paris. Il y croise des intellectuels de renom comme Gille Deleuze, Michel Tournier ou Jacques Lacan, mais aussi l’écrivain surréaliste Michel Carrouges qui le prend sous son aile.
Inscrit à la Sorbonne, il obtient sa licence en un an, mais échoue deux fois à l’agrégation, ce qui compromet son avenir dans l’enseignement. Condamné à des remplacements ou à des emplois subalternes, Michel Butor laisse dès lors son goût pour la littérature prendre le dessus. D’abord en tant que critique pour diverses revues, dont la prestigieuse Nouvelle revue française (NRF), puis en tant que romancier.
Entre 1954 (Passage de Milan) et 1960 (Degrés), il livre quatre titres dont La Modification, qu’il compose alors qu’il est en poste à l’École internationale de Genève – où il rencontre également celle qui va devenir son épouse, Marie-Jo Mas – et qui lui vaudra le prestigieux prix Renaudot en 1957.
Écrit à la deuxième personne du pluriel, le récit raconte une banale histoire d’adultère à partir d’une trame romanesque tout à fait inédite. Depuis le compartiment de train qui emmène son protagoniste de Paris à Rome, le récit se faufile en effet entre le passé et le présent offrant des improvisations comme seul en réserve habituellement le jazz.
« Ce livre, qui va rapidement être mis au programme de l’Éducation nationale, a durablement marqué plusieurs générations d’étudiants, commente Nathalie Piégay, professeure au Département de langue et de littérature françaises modernes. Outre le coup de force qui consiste à raconter une histoire à la deuxième personne du pluriel, ce texte ouvre un champ très novateur pour l’époque. D’une part, à cause de la négociation constante entre le côté très linéaire du voyage en train et les sauts chronologiques provoqués par le travail de la mémoire, les rêves et les flash-back. De l’autre, par la très grande attention portée aux objets du quotidien, même s’ils sont a priori aussi banals qu’un compartiment de train, attention qu’il oriente vers la poésie. »

Un maître en salopette

Encensé par la critique – « il s’est placé du côté des maîtres », constate le critique du journal Le Monde –, il devient le nouvel étendard de la modernité littéraire au même titre que les autres figures du Nouveau Roman que sont Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget ou Claude Simon.
Ce beau costume taillé par le succès lui semble toutefois bien vite étriqué. Butor qui dit n’avoir « ni l’impression ni l’envie d’appartenir à un groupe littéraire » n’est en rien un écrivain de salon. Fuyant les cocktails et les soirées mondaines, il se voit davantage comme un artisan, un bricoleur, un expérimentateur – d’où le recours à la fameuse salopette qu’il adoptera dans les années suivantes. La rupture avec le genre purement romanesque s’amorce dès 1962 avec la publication de Mobile. Vision très personnelle des États-Unis, ce grand ouvrage fait de collages divers (encyclopédies américaines, descriptions d’automobiles, articles de journaux, etc.) joue sur la typographie et l’usage des blancs, passant sans coup férir de l’anglais au français.
Viendront ensuite les livres écrits à quatre mains, en collaboration avec différents artistes connus ou anonymes, les essais sur la musique et les livres en forme d’objets. Au milieu de ce fourmillement incessant, on trouve, entre autres, un catalogue recouvert de caoutchouc, un livre dont les pages se déplient le long d’un fil d’étendage grâce à des pinces à linge ou encore un opuscule en forme de globe terrestre.
Déboussolée, la critique ne le suit plus. Quant au public il se fait fragmentaire. Cela n’empêche pas l’écrivain de poursuivre sa quête de nouveauté et de se ruer dans les dernières années de sa vie sur les possibilités offertes par l’informatique. « Il y a chez lui une peur de l’ennui, un plaisir de la dépense qui peut paraître parfois presque enfantin et une véritable jubilation à produire, note Nathalie Piégay. C’est sans doute ce qui lui a permis de comprendre très tôt que, par le biais du numérique, le texte et le livre pouvaient se désolidariser. »

L’enseignement, c’est la liberté

Cette curiosité permanente, Butor peut se la permettre parce que depuis le début des années 1970, il dispose d’une certaine stabilité professionnelle. Après avoir enseigné quelques années à Nice, il s’installe à Genève en 1974 où l’attend un poste de professeur au sein du Département de langue et littérature françaises modernes, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1991. « Ces revenus réguliers m’ont permis de rester indépendant comme écrivain, de ne pas faire de concessions, explique-t-il dans « Curricullum Vitae ». Je peux dire que mon métier de professeur a toujours garanti ma liberté d’écrivain. »
La fonction a un autre avantage : elle lui permet d’abord de relire les classiques qu’il apprécie tant (Balzac, Hugo, Flaubert, Rimbaud, Baudelaire, etc.). Autant d’auteurs qu’il relit assidûment avant d’improviser devant un auditoire le plus souvent conquis. « Je rêvais de réinventer l’école buissonnière à l’intérieur même de l’institution universitaire, raconte-t-il dans le même ouvrage. Afin que la littérature recommence à vivre, à interroger, à exister au présent et pas au passé. » L’intention est louable, même si dans ce registre-là, on est assez loin de l’avant-garde. « Alors que des auteurs comme Robbe-Grillet ou Duras se montrent volontiers virulents et font preuve d’une certaine raideur, Michel Butor est plutôt nuancé dans ses propositions critiques et dans son rapport à la littérature, précise Nathalie Piégay. Dans une époque où chacun est sommé de choisir son camp, notamment entre les deux grandes figues tutélaires que sont Sartre et Camus, lui refuse de prendre position. Il préfère entrer en sympathie avec les auteurs qu’il commente dans ses cours sans souci de formalisation ou de systématisation. De ce point de vue, il fait, une fois encore, exactement le contraire de ce qu’on attend à ce moment-là d’un professeur de lettres. »
Le nez au vent, toujours prêt à partir à la découverte de nouveaux horizons, tel était Michel Butor. Et c’est ainsi qu’on peut encore le croiser, au beau milieu du rond-point de Plainpalais, statufié dans le bronze, une valise à ses pieds, comme s’il guettait le signal d’un nouveau départ.

Vincent Monnet

« Curriculum Vitae. Entretiens avec André Clavel », par Michel Butor, Plon 1996, 274 p.

 

 

TCbis.JPG« La Végétation du Salève»

livre objet réalisé par Michel Butor et Martine Jaquemet, mai 2012, Lucinges.

Dates clés

14 septembre 1926
naissance à Mons-en-Barœul dans le nord
de la France

1929
installation de la famille Butor à Paris

1957
prix Renaudot pour
« La Modification »

1962
publication de « Mobile »
qui annonce sa rupture avec le roman

1974
professeur à l’UNIGE
2006
début de la publication
des œuvres complètes
de Michel Butor qui compte 13 volumes de plus de 1000 pages chacun

2013
grand prix de littérature
de l’Académie française

24 août 2016
décès à Contamine-sur-Arve (Haute-Savoie)