Campus n°117

Charles Borgeaud, l'histoire du «Grand Genève»

Professeur de droit et d’histoire, concepteur du Mur des Réformateurs et auteur d’une «Histoire de l’Université » en quatre volumes, Charles Borgeaud a voué toute son énergie à une idée: contribuer au rayonnement de la cité de Calvin

«Jean-Jacques aime ton pays», disait Isaac Rousseau à son fils. Ce précepte, Charles Borgeaud, en bon disciple de l’auteur du Contrat social et de la Nouvelle Héloïse, l’a fait sien. Fondateur de la Société académique, professeur à l’Université durant près de quarante ans, il a cherché tout au long de sa carrière à mettre en évidence l’importance de la Réforme et de la pensée genevoise pour le développement de la démocratie. Outre une monumentale Histoire de l’Université qui a longtemps fait figure de référence, la cité du bout de lac lui doit la conception du programme du Mur des Réformateurs. Sans oublier un engagement sans réserve lorsqu’au lendemain du premier conflit mondial, il s’est agi de défendre la neutralité suisse et les intérêts de Genève face aux prétentions françaises. Son destin aurait cependant pu être tout autre. Comme le montre le dernier ouvrage de Luc Weibel, ancien professeur à la Faculté de traduction et d’interprétation et petit-fils de Charles Borgeaud, avant de se faire un nom en tant que spécialiste de l’histoire constitutionnelle et plus particulièrement des mécanismes de la démocratie directe, son grand-père a emprunté de nombreux chemins de traverse avant d’endosser l’habit académique.

L’enfant du sentier Né au Sentier, dans le canton de Vaud, Charles Borgeaud est issu d’une famille qui appartient à la bonne société locale. Industriel à la tête d’une fabrique d’horlogerie, son père cache sous un air martial – il est colonel depuis 1871 – un goût pour la culture qui lui vaut d’être nommé secrétaire du commissaire suisse pour l’Exposition universelle de Paris de 1867.

Ses trois enfants, dont Charles est l’aîné, n’auront cependant guère le loisir de le côtoyer. Souvent occupé hors du foyer familial par ses affaires, il disparaît prématurément en 1878, à l’âge de 47 ans.

Son épouse, Anna Frainnet, que Luc Weibel dépeint comme une «femme d’esprit un peu cyclothymique», se charge dès lors de diriger la maisonnée, veillant avec un zèle farouche sur l’essor de sa progéniture.

Docteur à Iéna Même s’il faut faire face à certaines contingences, notamment financière, l’absence du père ne signifie pas qu’il faille brader l’éducation des enfants. A l’issue du collège, Charles Borgeaud s’inscrit donc en Faculté des lettres où il intègre la Section de philosophie. Sans réel projet, il se rend ensuite à Weimar et fréquente l’Université d’Iéna le temps de réaliser un mémoire sur les rapports de Rousseau à la religion et de décrocher un premier titre de docteur.

De retour à Genève en janvier 1881, il s’inscrit en droit– «sans grand enthousiasme», précise Luc Weibel – et intègre la société estudiantine de Zofingue à laquelle il devra la plupart de ses amis et dont il partage pleinement l’idéal patriotique.

Ami, mentor et beau-père Son séjour sur les bancs de l’Université offre à Charles Borgeaud l’opportunité de tester sa plume en rédigeant quelques pochades humoristiques destinées aux spectacles donnés lors des soirées étudiantes. Il lui permet surtout de rencontrer celui qui va devenir son mentor, son ami, puis son beau-père à titre posthume, Pierre Vaucher, titulaire de la chaire d’histoire générale et doyen de la Faculté des lettres. Conseillé par son aîné, qui l’appuiera tout au long de son ascension académique, Borgeaud se lance dans un doctorat sur un thème qui restera central pour lui, à savoir la question de la souveraineté populaire. «Ce travail sur le plébiscite dans l’Antiquité est une manière d’aborder un thème qui est alors d’actualité, explique Luc Weibel. La Suisse a en effet adopté le droit de référendum quelques années plus tôt, tandis qu’en France notamment, les excès du parlementarisme suscitent des interrogations sur le système démocratique, qui est accusé de favoriser la corruption et la médiocrité.»

Pour les besoins de ses recherches, Charles Borgeaud gagne tout d’abord Paris pour rejoindre l’Ecole libre des sciences politiques. Revenu à Genève, il participe à la fondation de la Société académique avant de se tourner vers l’Angleterre.

Le paradis des chercheurs Ce séjour lui donne l’occasion de visiter l’Université d’Oxford et d’accéder aux archives de la bibliothèque du British Museum. Sur la base de l’immense documentation offerte par ce lieu qu’il considère comme le «paradis terrestre des chercheurs», il rédige une étude sur la Révolution anglaise du XVIIe siècle et une autre sur la fondation des premières colonies d’Amérique qui sont publiées respectivement en 1890 et en 1891. «Un chercheur s’y affirme, un écrivain s’y révèle, un sujet s’y dessine avec une netteté victorieuse», résume Luc Weibel.

Le propos développé par le jeune chercheur dans ces pages consiste à affirmer qu’en dépit des excès des Réformateurs – Luther ayant renforcé le pouvoir des princes, tandis que Calvin à institué un régime aristocratique à Genève – la démocratie moderne est bel et bien fille de la Réforme. «Deux principes, deux leviers, ont servi à briser l’autorité du Saint-Siège: le libre examen et le sacerdoce universel, écrit ainsi Borgeaud. Ces deux principes qu’il a fallu proclamer pour légitimer la révolution religieuse contenaient en germe toute la révolution politique

De retour à Paris en 1892, il poursuit sur sa lancée en remportant le Prix Rossi, du nom du juriste d’origine italienne longtemps établi à Genève (lire Campus 114), avec un ouvrage comparant différents systèmes constitutionnels, dont celui de la Suisse.

A la croisée des chemins Ces premiers pas encourageants sont encore loin de constituer une situation. Plusieurs options s’offrant à lui, l’heure est donc au choix. Doit-il tenter une carrière académique outre-Atlantique comme pourrait le permettre le livre en anglais qu’il projette de rédiger sur la base des articles réalisés à Londres? Faut-il plutôt accepter la charge de maître de conférence en sciences politiques qu’on lui propose à Paris, rentrer à Genève comme le pressent de le faire ses amis zofinguiens ou, au contraire, s’engager plus avant dans le monde des affaires?

Fortement impliqué dans la gestion des finances familiales, notamment pour éponger les dettes de son frère cadet dont les diverses entreprises font régulièrement naufrage, Charles Borgeaud a en effet rompu à la fin 1893 avec le travail de bibliothèque pour se lier à une filiale de l’entreprise pétrolière Standard Oil basée à Marseille. Bombardé conseiller juridique, il jouit d’un traitement confortable et se voir confier d’importantes responsabilités, puisque son mandat consiste à obtenir l’autorisation de construire une raffinerie dans la cité phocéenne.

Manoeuvres en sous-main Si Charles Borgeaud opte finalement pour le retour au bercail, c’est d’abord grâce à l’intervention de Pierre Vaucher. Manœuvrant en sous-main, ce dernier entend bien faire nommer «son cher lieutenant» à la tête d’une chaire d’histoire des institutions politiques de la Suisse et de législation constitutionnelle qui serait créée sur mesure.

A cette offre s’en ajoute une autre, qui va faire basculer la décision. A l’occasion de l’exposition nationale prévue en 1896, la Société académique entend en effet publier un ouvrage sur l’histoire de l’Université. Et c’est son nom qui a été évoqué pour mener à bien l’entreprise. La suite est connue. Nommé professeur extraordinaire en 1896, Charles Borgeaud accède à l’ordinariat deux ans plus tard, reprenant la chaire laissée vacante par le décès de Pierre Vaucher.

L’œuvre d’une vie Disposant enfin d’une situation stable, il se lance a corps perdu dans la mission qui lui a été confiée. En 1900 paraît le premier des quatre volumes de son Histoire de l’Université de Genève, dont la publication s’étalera jusqu’en 1934. Œuvre de toute une vie, ce travail monumental a pour ambition de mettre en lumière la richesse du XVIe siècle genevois. Ce faisant, il permet à l’institution moderne issue des réformes de Carl Vogt (lire Campus 93) de renouer avec son fondateur. «Dans ces pages, la Genève du XVIe siècle apparaît comme une «ville sainte», «vers laquelle un monde en révolution a les yeux tournés» et qui est «à la fois une Eglise, une Ecole et une forteresse», ajoute Luc Weibel. Cette figure héroïque de la pauvre bourgade allobroge se dressant tout d’un coup par la force d’une idée, en face de la Rome superbe des empereurs et des papes et lui tenant tête, inaugurant ainsi l’ère des temps modernes, est restée gravée durablement dans l’imagination des peuples

Calvin en penseur moderne Donner à voir un autre visage de Calvin, c’est aussi le propos qui est visé avec la mise en œuvre du Monument international de la Réformation (aujourd’hui plus connu sous le nom du Mur des Réformateurs), dont Charles Borgeaud a été la cheville ouvrière.

Le propos de l’historien ne vise, là encore, pas uniquement à glorifier la figure du théologien protestant, mais à rendre hommage au fondateur de l’Université, en qui il voit un grand penseur moderne dont les disciples ont joué un rôle considérable aux quatre coins du monde pour répandre des idées depuis devenues universelles au premier rang desquelles figure la liberté de conscience. «Ce monument qui célèbre les réformateurs n’est pas essentiellement religieux, confirme Luc Weibel. Il développe un récit qui conjugue les idées de liberté, de tolérance, d’indépendance, de démocratie. C’est un cours de science politique que Borgeaud était seul à pouvoir donner».

Genève l’européenne Au moment où s’ouvre la Première Guerre mondiale, Charles Borgeaud publie ce qui restera son seul ouvrage «grand public»: Genève, canton suisse, un petit livre tiré d’une série de conférences donnée à l’occasion du centenaire de l’entrée de Genève dans la Confédération (lire dossier). «En abordant un sujet bien différend de ses thèmes de prédilection, l’historien trouve moyen de lui conférer une tonalité conforme à son style, explique Luc Weibel. Il tient à montrer qu’en 1814, comme à l’époque de la Réforme, Genève n’est pas enfermée dans son histoire locale: elle vit au rythme de l’Europe.»

C’est à ce point vrai, qu’à l’issue du conflit, la neutralité de la Suisse, proclamée par le Congrès de Vienne, est à nouveau mise en cause. Expert désormais renommé, Borgeaud est appelé à apporter son expertise à la délégation chargée de faire confirmer la neutralité permanente de la Suisse par les puissances victorieuses lors de la Conférence de Paris. Le succès est au-delà des attentes puisque la Confédération obtient également la possibilité de conserver sa neutralité tout en adhérant à la toute jeune Société des Nations.

Il en ira autrement en 1923, lorsque la France décide de supprimer unilatéralement les zones franches qui désenclavaient le canton de Genève. Malgré l’engagement de Borgeaud, qui met à disposition du camp genevois ses compétences de juriste et d’historien, son ami Paul Pictet n’obtient qu’une demi victoire devant le tribunal de La Haye, puisque seule la «petite zone» de 1814 est finalement rétablie, décision qui, au grand dam de Charles Borgeaud, rompt définitivement l’unité entre Genève et son arrière-pays.

Vincent Monnet

«Les essais d’une vie. Charles Borgeaud (1861-1940)», par Luc Weibel, Editions Alphil, 467 p.