Campus n°139

La passe-muraille des humanités numériques

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Titulaire de la nouvelle chaire en humanités numériques de la Faculté des lettres depuis septembre 2019, l’historienne de l’art contemporain Béatrice Joyeux-Prunel bouscule les habitudes de sa discipline en questionnant les rapports entre centre et périphérie ainsi que la notion d’avant-garde.

« J’ai longtemps fui les musées. C’est quelque chose qui me saoulait. Je me suis finalement décidée à franchir les portes du Louvre à l’âge de 19 ans, lorsque j’ai compris que je pouvais y entrer gratuitement avec ma carte d’étudiante. Pour une provinciale comme moi, ce pas est longtemps resté un obstacle qui semblait insurmontable. » Titulaire de la nouvelle chaire en humanités numériques ouverte cette année par la Faculté des lettres, créatrice du groupe international de recherche Artl@s et auteure d’une trilogie sur les avant-gardes artistiques de la fin du XIXe siècle à la fin du XXe plébiscitée par la critique, Béatrice Joyeux-Prunel est une sorte d’ovni dans le monde encore très masculin et très parisien des critiques d’art francophones. « Montée » à Paris pour terminer ses études secondaires, elle a bifurqué sur le tard vers ce qui est aujourd’hui sa discipline de prédilection en se donnant d’emblée pour credo de focaliser son attention non pas sur les œuvres mais sur les conditions de leur production. Une démarche originale et innovante qui s’appuie largement sur les possibilités ouvertes ces dernières années par le développement des nouvelles technologies.
Fille de province, mère de quatre enfants et écologiste revendiquée, Béatrice Joyeux-Prunel est la preuve vivante que l’on peut tordre le cou aux mécanismes de reproduction sociale décrits par le sociologue Pierre Bourdieu, dont elle est par ailleurs une lectrice assidue. Le tout comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.
Née à Montpellier, la future chercheuse quitte les ruelles médiévales de la cité occitane pour les grandes avenues de la capitale lorsque son père, chirurgien de son état, se voit offrir la possibilité d’ouvrir son propre service au sein de l’Institut Curie. Dans la foulée, elle intègre le très prestigieux et sélectif lycée Henri IV.

Sur des rails

« À partir de ce moment-là, j’étais sur des rails, se souvient la principale intére­ssée. À condition de travailler suffisamment, ce qui implique d’adopter par moments un rythme de vie assez monacal, cet établissement ouvre en effet une voie royale vers les grandes institutions que sont l’École normale supérieure (ENS), l’École polytechnique ou l’École des chartes. » Pour Béatrice Joyeux-Prunel, ce sera « Normale sup » où elle entre après deux ans de préparation intensive dans une filière littéraire-scientifique assez nouvelle à l’époque. « Je me voyais bien devenir philosophe, précise-t-elle, notamment parce que j’avais eu un prix dans cette discipline en Terminale. L’idée de poursuivre dans cette direction avait été confirmée de manière un peu paradoxale lors de l’épreuve du Baccalauréat, où j’avais eu la note de 1/20. Ce résultat avait en effet suscité une polémique médiatique et justifié une réforme des critères de notation au Bac philo. »

Virage vers l’art

Sur le campus ancestral de la montagne Sainte-Geneviève, les quatre années qui suivent sont faites de rencontres, d’études et de débats dans des clubs d’étudiants où règnent une forte émulation et un très grand esprit de liberté. « Le grand avantage de cette formule, poursuit Béatrice Joyeux-Prunel, c’est que l’État vous donne un salaire pendant vos études, en échange de quoi, vous vous engagez à donner dix ans de votre vie professionnelle à la collectivité publique une fois que vous êtes formé. Du coup à 19 ans, j’étais déjà autonome. »
Reste à la jeune fille à choisir la voie qui lui permettra d’exprimer au mieux ses capacités. En attendant, tout en poursuivant sa formation en sciences sociales à l’ENS, elle entame deux bachelors (un en philosophie, l’autre en histoire à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne).
Intéressée par les utopies de la fin du XIXe siècle et l’engagement des historiens en politique, elle se découvre un tout nouveau goût pour l’histoire de l’art lors d’un séjour d’une année à Berlin, non sans avoir au préalable passé une agrégation en histoire-géographie qui lui permet d’enseigner dans le secondaire et donc de disposer d’un parachute si les choses venaient à mal tourner. « Jusque-là, je ne m’étais pas trop posé de questions, restitue Béatrice Joyeux-Prunel, mais les choses ont commencé à se compliquer au moment de choisir un sujet de thèse. Et, comme 95% des gens qui se trouvent dans cette situation, je n’ai pas forcément pris la meilleure option. »
Son projet initial porte sur l’esthétisme en politique, sujet qui s’avère rapidement assez rébarbatif. « Ce que je trouvais génial chez Pierre Bourdieu, c’est que sa pensée aide à se situer dans une trajectoire sociale, explique-t-elle. Pour quelqu’un venu de province comme moi, c’était très éclairant. J’ai donc décidé de faire la même chose avec la population sur laquelle je travaillais alors, à savoir les artistes impliqués dans des réseaux utopistes internationaux. Cela en étudiant la manière dont leurs trajectoires s’étaient internationalisées et la circulation de leurs œuvres. »
Pour l’aider à négocier ce virage, Béatrice Joyeux-Prunel se tourne vers Christophe Charle, un de ses anciens professeurs à la Sorbonne qui fut également un des premiers élèves de Bourdieu. Quoique convaincu par le projet, l’historien hésite un temps à donner son aval, avant de céder devant l’insistance de cette jeune femme qui fait le siège de son bureau.

Voyage en terre inconnue

« Je ne connaissais quasiment rien à l’histoire de l’art, concède Béatrice Joyeux-Prunel. Quand on débarque comme cela en territoire inconnu, la première chose à faire, c’est de se construire un point de vue général. En commençant à lire des catalogues d’exposition, je me suis aperçue qu’ils représentaient des sources essentielles pour savoir d’où les artistes venaient, où ils avaient exposé et où ils s’étaient rendus. »
Pour consigner les informations qui s’accumulent progressivement, Béatrice Joyeux-Prunel a l’intuition que la solution la plus profitable consiste à créer une base de données, chose qui ne va pas de soi à l’époque. Appuyée par son mari, dont c’est le métier, elle se forme « sur le tas » aux technologies numériques, à la cartographie et à l’analyse des trajectoires tant individuelles que collectives, tout en poursuivant des recherches plus traditionnelles dans les archives de plusieurs pays européens.
Il lui faudra cinq ans pour venir à bout de son programme. Dans l’intervalle, elle enseigne à l’Université de Reims, mais les choses ne s’enchaînent pas comme elle l’aurait souhaité. Enceinte de sept mois au moment de sa soutenance de thèse, elle tombe malade au point de devoir être hospitalisée, ce qui l’empêche de faire ses vœux pour obtenir un poste dans un bon lycée.
Elle se retrouve alors avec une affectation dans l’un des pires établissements de France, situé à deux heures de trajet de son domicile. Peu tentée par l’expérience, elle opte pour un congé parental d’une année, histoire d’avoir du temps pour écrire et publier.  

Le grand méchant loup

Même si sa thèse a été saluée par deux prix (celui de la Chancellerie des Universités de Paris et celui du musée d’Orsay), les travaux de Béatrice Joyeux-Prunel sont regardés d’un œil quelque peu sceptique par certains de ses pairs.
« Je pense que ce qui dérangeait, c’était que je montrais que les artistes développaient des stratégies pour se faire connaître et vendre leurs œuvres, explique la chercheuse. Une démarche qui tuait un peu le mythe de « l’art pour l’art ». J’avais parfois l’impression d’être le grand méchant loup mais dans un sens c’était stimulant parce que cela m’obligeait à argumenter et à consolider ma méthode. »  
Plutôt que de ronger son frein en attendant qu’une revue accepte l’un de ses articles, Béatrice Joyeux-Prunel se lance alors dans un ambitieux projet qui finira par mettre tout le monde d’accord : la rédaction d’une histoire sociale et mondiale des avant-gardes artistiques de la fin du XIXe siècle à nos jours dont les trois tomes (le dernier est à paraître) seront publiés par Gallimard. « Le fait d’avoir un projet en route et un contrat chez un grand éditeur m’a donné le coup de pouce dont j’avais besoin, commente l’intéressée. À la fin de mon congé, j’étais censée retourner enseigner en lycée, mais au lieu de cela j’ai été recrutée au sein de l’École normale supérieure, d’abord avec un petit poste d’assistante temporaire, puis en tant que maître de conférences. »

Du numérique « pour les nuls »

La machine est désormais lancée. Les projets, comme les financements qui les soutiennent, s’enchaînent rapidement. Tout en poursuivant son histoire des avant-gardes, dont les périodes et l’aire géographique s’élargissent progressivement, Béatrice Joyeux-Prunel lance en 2009 le programme Artl@s dont l’objectif est double. En mettant en ligne une base mondiale de catalogues d’expositions, il s’agit, d’une part, de former les historiens de l’art ainsi que les spécialistes des lettres aux méthodes numériques et, d’autre part, de leur donner accès à des ressources partagées (dans le cas présent près de 5000 catalogues) par le biais d’interfaces « pour les nuls » adaptées à un milieu dont le rapport aux sciences et aux technologies est parfois un peu traumatique. « Le cheval de bataille d’Artl@s, c’est de montrer que l’idée selon laquelle Paris était le centre de la culture avant 1945 et que New York a repris ce rôle une fois la guerre terminée est un non-sens, argumente Béatrice Joyeux-Prunel. D’où l’intérêt d’associer au projet des régions souvent considérées comme périphériques comme le Brésil, le Japon et désormais Genève. »
Suivant une logique similaire, GeoMAP permet, quant à lui, de cartographier avec précision le marché de l’art à l’échelle d’une ville. Testée pour Paris sur la période 1815-1955, la plateforme a déjà une petite sœur développée par l’Université de Cologne et elle devrait prochainement s’étendre à Beyrouth et à New York.
Né en 2016, Post-digital vise de son côté à analyser non seulement les productions contemporaines utilisant les technologies numériques mais aussi le discours que produisent les artistes sur la culture digitale. Les thèmes abordés jusqu’ici – sous la forme d’ateliers ou de rencontres entre chercheurs et artistes – touchent à des questions comme le rapport au temps, l’intelligence artificielle, la création automatisée ou la notion d’« anthropocène ».
Depuis cette année, Béatrice Joyeux-Prunel dirige par ailleurs un Centre d’excellence Jean Monnet financé par l’Union européenne dédié à l’étude des images « qui ont fait »
l’Europe. (Imago).
« Ce Centre, basé à Paris, et qui héberge Artl@s, sera déployé en partenariat avec l’UNIGE, où l’équipe que je suis en train de monter va travailler sur la circulation des images à une échelle mondiale, et pas seulement européenne, souligne Béatrice Joyeux-Prunel. Le Centre Imago est une belle occasion de consolider des collaborations internationales, notamment en finançant des échanges d’étudiants. Je me réjouis que le doyen de la Faculté des lettres ait accepté que je coordonne cette opération depuis Genève. »
Enfin, en marge de la COP21 sur le changement climatique qui s’est tenue en 2015 à Paris, Béatrice Joyeux-Prunel a commencé à s’intéresser au pétrole afin d’en dresser une histoire visuelle et culturelle au travers des représentations de l’« or noir », des usages du plastique ou encore du rapport à l’automobile. « Ce versant de mes recherches fait écho à mes convictions personnelles, justifie la chercheuse. Au sein de ma famille, parents comme enfants se revendiquent comme écologistes. Nous essayons de modérer notre consommation et nous avons décidé d’arrêter la voiture en 2011 pour passer au tout vélo, ce qui a considérablement simplifié notre vie quotidienne. »

Soleil dans un ciel gris

C’est d’ailleurs avec l’accord du foyer dans son intégralité qu’a été prise la décision de rejoindre Genève et son université. « Nous avons choisi de poser nos valises à Thonon, précise Béatrice Joyeux-Prunel. Mon mari, qui cherche du travail entre Lausanne et Genève, a un petit faible pour la première et il se verrait bien faire les trajets en bateau. Quant aux enfants. ils adorent le ski et la montagne. De mon côté, j’ai également toutes les raisons d’être satisfaite. D’abord parce que le poste que j’ai obtenu est très ambitieux : il s’agit en effet de fédérer les diverses forces engagées dans les humanités numériques au sein de l’institution, d’interagir avec l’ensemble des disciplines rassemblées au sein de la Faculté des lettres (la chaire en humanités numériques n’étant rattachée à aucun Département particulier), de créer des programmes d’enseignement permettant aux étudiants de se familiariser avec une approche critique du numérique et de lancer de nouveaux projets de recherche. Le tout s’annonçant tout à fait passionnant. Ensuite, parce que l’UNIGE est un creuset formidable pour quelqu’un qui travaille sur la mondialisation. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour plusieurs de mes collègues genevois, notamment Dario Gamboni (professeur ordinaire à l’unité d’histoire de l’art, ndlr) que je considérais à mes débuts comme un soleil dans le ciel gris de l’histoire de l’art. Enfin, je suis d’origine parpaillote : dans l’Hérault et le Gard d’où je viens, comme à Genève, on se fait trois bises pour se dire bonjour. De ce point de vue là au moins, je ne serai pas trop dépaysée. »


Vincent Monnet


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