Ami Argand, génie de la lampe
Distillateur et aérostier, le physicien genevois a contribué à transformer l’éclairage des logements et des villes en développant une lampe à huile révolutionnaire qui a été abondamment plagiée. desservi par les circonstances, il n’a connu ni la gloire ni la fortune
«Depuis que les lampes sont à la mode, ce sont les jeunes gens qui portent des lunettes, et l’on ne voit plus de bons yeux que parmi les vieillards qui ont conservé l’habitude de lire et écrire avec une bougie voilée d’un garde-vue», s’alarme, à l’aube du XIXe siècle, Stéphanie-Félicité du Crest, comtesse de Genlis, dans son Dictionnaire critique et raisonné des Etiquettes de la Cour. Le responsable de l’effroi de la gouvernante du futur roi Louis-Philippe Ier n’est autre qu’un physicien genevois nommé Pierre-François-Amédée Argand (1750-1803), dit «Ami» Argand, dont le principal tort, aux yeux de la comtesse, est d’avoir mis au point un luminaire doté d’une puissance d’éclairage inédite pour l’époque.
Un fait d’armes qui est loin d’être le seul de notre «Ami», celui-ci ayant également contribué à améliorer les techniques de distillation, collaboré avec les célèbres frères Montgolfier, imaginé une cheminée équipée d’un tablier mobile pour le chauffage des maisons ou encore théorisé sur les causes de la grêle. Abondamment plagié avant d’être en partie ruiné par la Révolution de 1789, il n’a de fait connu ni la gloire ni la fortune.
Cap sur Paris Issu d’une famille qui compte dans ses rangs des orfèvres, des horlogers et des marchands ainsi qu’un capitaine blessé durant la fameuse nuit de l’Escalade, Ami Argand aurait dû, selon les vœux de son père, embrasser une carrière ecclésiastique. A l’Académie, où il est inscrit à l’auditoire des Belles Lettres, puis en philosophie, une rencontre va cependant lui faire changer de cap.
Son jeune professeur Horace-Bénédict de Saussure – il a une dizaine d’années de plus que son élève (lire Campus 97) – va en effet lui transmettre son appétit pour les sciences. C’est également sur son conseil qu’Argand prend le chemin de Paris, où il parfait sa formation auprès d’Antoine Lavoisier, considéré comme le père de la chimie moderne, et de son collègue François Fourcroy, tous deux membres de l’Académie des sciences.
Le temps des alambics Visiblement bon élève, Argand est, à son tour, chargé d’enseigner la chimie et la physique au sein de l’institution parisienne. Ce qui serait pour beaucoup une forme d’achèvement ne sera pourtant pour lui qu’une première étape. Sollicité par un groupe de propriétaires viticoles languedociens qui suit avec le plus grand intérêt son cours sur la distillation, Argand installe sa première distillerie à Calvission, non loin de Montpellier en 1780. Une seconde, plus vaste, suit rapidement dans le domaine voisin de Valignac. Secondé par son frère Jean, le jeune savant apporte innovation sur innovation: il perfectionne la forme des alambics, modifie la construction de fourneaux afin de faciliter la conduite du feu et d’optimiser la conduction de la chaleur, trouve le moyen d’empêcher l’érosion du cuivre qui occasionne le vert-de-gris et invente un système permettant de récupérer le résidu de la distillation en vue de produire du vinaigre.
Ses prouesses attirent rapidement l’attention de l’Académie de Montpellier, puis de la Société royale d’agriculture. Loués par l’Abbé Rozier, directeur de l’Ecole pratique d’agriculture de Lyon, les perfectionnements apportés par Argand suscitent également l’admiration d’Antoine Parmentier. Le célèbre promoteur de la consommation de pommes de terre écrit ainsi dans son Traité théorique et pratique sur la culture de la vigne, avec l’art de faire le vin, les eaux- de-vie, esprit de vin, vinaigres simples et composés (1801): «Si l’on désire connaître la brûlerie la plus parfaite qui existe dans le monde entier, je conseille de voir celle que MM. Argand frères, de Genève, ont fait construire à Valignac.»
Son œuvre achevée, Ami Argand cède les droits sur son invention au propriétaire des deux domaines, un certain Joubert, avant de regagner Genève. Il a en effet d’autres chantiers en tête et, en particulier, un projet de lampe qui va s’avérer tout à fait révolutionnaire.
La lanterne magique Selon la légende, c’est en prenant conscience de la vive lumière induite par l’effet de l’air sur les braises lors d’un incendie dans une brûlerie voisine qu’Argand aurait eu l’intuition de ce qui reste comme son invention la plus marquante.
Achevé en 1782, ce luminaire d’un nouveau genre se présente comme une lampe à huile fonctionnant sur le principe des vases communicants, à laquelle Argand adapte une mèche plate roulée de manière à former un canal donnant accès à l’air. Un deuxième courant d’air occasionné par une cheminée de verre entourant et surmontant la mèche viendra, par la suite, perfectionner le dispositif. Avantages considérables: la lampe d’Argand dispose d’un pouvoir d’éclairage considérable et elle ne produit pas de fumée. A l’heure des ampoules à diode électroluminescente (LED), la chose peut sembler banale. Elle ne l’est pas à l’aube du XIXe siècle, période à laquelle le summum de l’éclairage consiste en un lustre richement garni de bougies et où les lanternes sont l’apanage des ateliers et des classes populaires.
«L’invention d’Argand paraît simple de nos jours, résume Isaac Benguigui, ancien privat-docent à la Faculté des sciences dans son ouvrage «Genève et ses savants» (2006). Elle témoigne cependant d’un esprit inventif très développé, et même de génie, car tout était à créer: la disposition du réservoir, la forme de la mèche, l’arrangement du bec, le mécanisme du remontoir et la cheminée de verre. Argand est parti de presque rien pour faire une découverte presque parfaite, puisque les lampes qu’utilisaient encore nos parents étaient des lampes d’Argand adaptées à l’emploi du pétrole.»
Malgré les inquiétudes qu’elle suscite chez la comtesse de Genlis, la «lampe à courant d’air» est un succès immédiat en France comme en Angleterre. L’engouement est tel que les contrefaçons se multiplient. Malgré deux procès victorieux à Paris, Argand se fait doubler par un apothicaire dénommé Quinquet qui parvient à usurper la trouvaille, comme en témoigne ce petit poème diffusé à l’occasion de la première du Mariage de Figaro (27 avril 1784) au Théâtre de l’Odéon:
«Voyez-vous cette lampe où, munie d’un cristal
Brille un cercle de fer qui anime l’air vital?
Tranquille avec éclat, ardente sans fumée
Argand la mit au jour et Quinquet l’a nommée»
Un essor royal Malgré ces déconvenues, les commandes affluent. Pour répondre à la demande, une première manufacture ouvre ses portes à Londres. Argand regagne ensuite la France où le roi Louis XVI l’invite à créer une fabrique de lampes sur le territoire national.
Le monarque lui promet également le versement d’une importante somme d’argent pour la réalisation d’une grande distillerie à Mèze dans la région de Montpellier qui doit produire «au moins douze pièces d’eau-de-vie par jour». Cet établissement, qui porte le nom de L. Porta et Cie, sera considéré pendant plus de trente ans comme «le premier atelier de brûlerie de France».
Pour faciliter les choses, un décret royal confirme en 1786 que les lampes d’Argand ne peuvent être contrefaites et ont le droit de circuler librement pendant quinze ans dans le royaume. L’atelier obtient par ailleurs le titre de manufacture royale, un encouragement pécuniaire et des facilités pour s’établir dans le pays de Gex, à Versoix, qui est alors en territoire français.
Employant une soixantaine d’ouvriers, l’entreprise produit jusqu’à 3000 lampes par mois. Malgré de nombreuses péripéties liées aux bouleversements politiques de l’époque, elle survivra à son créateur jusqu’en 1827, contrairement à ses autres entreprises, pillées ou ruinées par la Révolution de juillet 1789.
Qu’à cela ne tienne, Ami Argand a d’autres passions et notamment celle des airs. Après s’être lié d’amitié avec les frères Montgolfier au cours d’une escale à Lyon durant l’été 1783, il se lance ainsi dans une série d’expérimentations aérostatiques en compagnie du duo. Le 19 septembre, il participe à la démonstration organisée pour le roi à Versailles. Loin de se limiter à un rôle d’observateur, il assiste activement les deux inventeurs lyonnais qui, selon le biographe Charles Ferrier, renoncent sur les conseils du Genevois à l’emploi de l’air chaud pour fabriquer de l’hydrogène et utilisent à la place un gaz produit par de la limaille de fer arrosée d’acide vitriolique. Efficace, le procédé est cependant dangereux compte tenu de l’instabilité du mélange qui est hautement inflammable. Il est donc rapidement abandonné.
Dans la foulée, Argand est invité à Londres, par l’entremise d’un autre physicien genevois, Jean-André Deluc (lire Campus 121), à qui son statut de lecteur de la reine donne ses entrées à la cour, pour une nouvelle démonstration de vol de ballon à air. L’expérience se déroule avec succès le 25 novembre à Windsor devant l’ensemble de la famille royale. «Je ne puis vous dire combien le roi a été satisfait, témoigne Argand dans une lettre adressée à son ami Faujas de Saint-Fond. J’ai [sic.] resté deux jours au milieu de cette intéressante cour. Nous avons fait plusieurs expériences qui ont fait le plus grand plaisir.»
Le coup du bélier A ce succès s’en ajouteront d’autres. En 1798, les citoyens Montgolfier et Argand déposent ainsi un brevet pour l’invention d’un bélier hydraulique. Le dispositif, qui permet de pomper de l’eau à une certaine hauteur en utilisant l’énergie d’une chute d’eau de hauteur plus faible sans utiliser ni roues ni pompes, fait également l’objet d’une patente en Angleterre grâce aux bons soins d’une autre sommité, l’ingénieur écossais James Watt.
Enfin, outre un mémoire intitulé Les Causes de la grêle attribuées à l’électricité présenté devant l’Académie des sciences, quelques recherches destinées à améliorer les machines à filer le coton et un projet de cheminée à tablier mobile, Argand travaille à l’éclairage des villes et des côtes dans les dernières années de sa courte existence (il est mort le 14 octobre 1803 à l’âge de 53 ans). Les réverbères semi-paraboliques qu’il développe, permettant de concentrer la lumière dans une direction, seront adoptés après la mort de leur inventeur dans un certain nombre de phares et testé dans des villes comme Marseille, Lyon, Beaucaire, Grenoble, Livourne ou Naples.
Vincent Monnet