Campus n°126

Des Celtes au pays des thraces

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Au nord de la Bulgarie, en plein territoire thrace, un site archéologique de l’âge du Fer révèle une forte présence de la culture celte. Des chercheurs genevois mènent l’enquête

« C’est la plus ancienne 2CV », plaisante Jordan Anastassov, chercheur au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences), dirigé par la professeure Marie Besse. Et, de fait, ce sont bien deux chevaux – leur squelette en réalité – que l’on voit émerger au fond d’une fosse creusée dans la réserve archéologique de Sboryanovo, au nord de la Bulgarie. Chose curieuse : les bêtes sont enterrées debout, côte à côte, les pattes avant repliées comme si elles étaient en pleine course. Entre les deux, les restes d’une longue pièce de bois : c’est le timon d’un char datant de la fin du IVe ou du début du IIIe siècle av J.-C. et dont les deux roues cerclées de fer et de bronze ainsi qu’un certain nombre de pièces de métal appartenant au joug et au harnais ont également survécu. La mise en scène d’un attelage en mouvement est parfaite.
« Cette découverte, réalisée en 2014, est sans équivalent dans le monde, explique Jordan Anastassov. Le contexte historique est celui des Gètes de l’âge du fer. Il s’agit d’un des peuples thraces parmi les plus puissants de l’époque dont le territoire s’étendait de la chaîne des Balkans à celle des Carpates, sur les deux rives du Danube. Seulement, il ne fait aucun doute que le char, lui, est d’origine celte – de la culture dite de La Tène [du nom d’un site emblématique sur la rive du lac de Neuchâtel, ndlr] pour être précis. Il en existe un semblable à Nanterre, en France, à des milliers de kilomètres de là. Nous ne savons pas si celui de Sboryanovo est une prise de guerre, un cadeau ou encore le véhicule d’un personnage originaire d’Europe occidentale. »
Couvrant aujourd’hui au total 800 hectares, la réserve archéologique de Sboryanovo est classée au patrimoine culturel bulgare. Fouillée depuis seulement trente-cinq ans, elle a déjà révélé, entre autres, un centre urbain fortifié, des sanctuaires et des nécropoles avec plus d’une centaine de tombes aristocratiques et royales recouverts par d’imposants tertres funéraires. Ces découvertes témoignent de l’existence d’un centre politique, économique et religieux de la culture thrace de première importance.

Cour macédonienne

En fait, ce site pourrait bien être le lieu où s’élevait jadis Helis, la capitale du roi gète Dromichaites, célèbre pour sa victoire en 292 av J.-C. sur Lysimaque, un des successeurs d’Alexandre le Grand, ainsi que pour son alliance matrimoniale avec la cour macédonienne. D’ailleurs, le monument emblématique de Sboryanovo, le tombeau de Ginina Mogila découvert en 1982 et classé au patrimoine mondial de l’Unesco, pourrait lui être attribué. Mais comment expliquer une telle présence celte sur ce lieu et à peu près au même moment ?
« A la même époque, des peuplades celtes d’Europe occidentale et centrale entreprennent plusieurs vagues de migration vers l’est et le sud, poursuit Jordan Anastassov. Bien documentés, ces mouvements de populations sont notamment marqués par le saccage du sanctuaire de Delphes en Grèce (en -279) et le passage d’une partie d’entre eux – les Galates – en Asie mineure (en -278). »
C’est au cours de ces voyages que les Celtes traversent probablement le territoire des Gètes et plus particulièrement celui de Sboryanovo. Le char et ses deux chevaux ainsi qu’une dizaine de pièces originaires d’Europe occidentale trouvées sur le site en sont les traces les plus visibles. De plus, dans le décor peint et sculpté encore visible sur les murs du tombeau de Ginina Mogila et qui mettent en scène l’héroïsation du roi défunt, les yeux très entraînés de Jordan Anastassov ont identifié, en 2008, un autre témoin de l’influence exercée par les Celtes sur les Thraces : la représentation d’une « épée à bouterolle circulaire ajourée » tout droit sortie, elle aussi, de la culture de La Tène.
L’archéologue genevois, d’origine bulgare, est un habitué de l’endroit. Il s’y rend régulièrement depuis 2002, alors qu’il est encore étudiant, pour participer à diverses fouilles. Il y consacre également sa thèse, défendue en 2012 à la Faculté des sciences et à l’Académie bulgare des sciences, dans laquelle il est déjà question de la migration des Celtes en Thrace.
Le projet actuel, qu’il dirige en collaboration avec Diana Gergova, professeure à l’Institut national d’archéologie auprès de l’Académie bulgare des sciences, vise plus précisément l’étude et la sauvegarde des tumuli de la nécropole Est de Sboryanovo. Il se rend une fois par année sur le site. Cette fois-ci, une campagne de trois semaines est prévue.
« Je parle le bulgare, ce qui facilite mon travail sur place, surtout dans mes contacts avec mes collègues et l’administration, explique Jordan Anastassov. Cela dit, cette langue ne suffit pas toujours. Les obstacles organisationnels sont nombreux et réussir à mener des recherches sur le terrain relève du parcours du combattant. »
La communauté locale, turcophone pour la plupart, fait majoritairement partie de la mouvance chiite. Ce sont des alévis qui possèdent d’ailleurs à l’intérieur même de la réserve archéologique un lieu de pèlerinage, un mausolée datant du XVIe siècle construit en l’honneur d’un de leurs saints, Demir Baba. Très vivant, ce petit temple attire aussi, à des dates différentes de l’année, les fidèles d’autres religions présentes dans la région, qu’elles soient musulmanes sunnites ou chrétiennes.
En général, c’est parmi ces villageois des environs que Jordan Anastassov engage une dizaine d’ouvriers pour les besoins du chantier. Pour cette campagne, toutefois, il doit se limiter à deux cuisinières et un machiniste. Son équipe est en effet exceptionnellement augmentée de 19 étudiants venus de tout le continent et au bénéfice du programme d’échange européen Erasmus. Intégrés aux fouilles, ils représentent une main-d’œuvre bienvenue mais peu qualifiée, la plupart d’entre eux n’étant pas archéologues. Elle exige d’ailleurs de la part des responsables de la fouille un surplus de travail en matière d’organisation et d’encadrement.

Chaleur accablante

Du coup, au grand complet, l’équipe compte jusqu’à 30 personnes, dont cinq étudiants et trois collaborateurs de l’Université de Genève. Pour héberger tout ce monde, il n’y a pas d’autre choix que de louer un hôtel et une maison dans le village de Sveshtari.
Sur le terrain, la chaleur accablante et le sol dur rendent le travail pénible. Le temps étant compté, les archéologues consacrent près de douze heures par jour au labeur. Un des objectifs de cette campagne est l’étude d’un tumulus situé à 100 mètres du char celtique. Les archéologues espèrent mettre au jour une tombe. Sous le tertre, ils découvrent ce qui devait être un sanctuaire. Il s’agit d’un espace d’environ 900 m2, selon toute vraisemblance cultuel, délimité par un fossé quadrangulaire rempli de charbon, de céramiques et de pièces d’armements, dont une épée déformée et une agrafe de ceinturon celtique. C’est l’archétype du sanctuaire gaulois dont on trouve de nombreux exemples en France, notamment à Gournay-sur-Aronde dans le département de l’Oise.
De manière générale, les tumuli que l’équipe genevoise a fouillés jusqu’ici fournissent des résultats déconcertants. Les ossements humains sont presque toujours absents. S’il y en a, c’est sous la forme de quelques esquilles brûlées. On trouve en revanche abondance d’objets, de vestiges d’animaux et de végétaux. Sous un des tertres, un cheval et un chien ont notamment été mis au jour, placés dans une posture de mouvement rappelant le cas du char laténien.
« Il est possible que nous soyons en présence de chambres funéraires qui participent à un rituel en plusieurs étapes, au cours duquel le corps est transporté d’un endroit à l’autre, explique Jordan Anastassov. L’une des étapes pourrait être la décomposition du corps, une autre son incinération, raison pour laquelle on ne trouve plus de restes humains. Pour tester cette hypothèse, nous analysons les sols à la recherche de dépôts de phosphates, signes qu’une décomposition de matière organique aurait eu lieu à cet endroit. Les premiers résultats sont prometteurs. Nous aimerions désormais trouver l’endroit où ils brûlaient les corps. »
Prenant la mesure du travail qui reste à fournir pour comprendre le site, le chercheur genevois estime qu’il est déraisonnable de continuer à fouiller un territoire aussi vaste que Sboryanovo avec les moyens pour le moins modestes consacrés actuellement à cette tâche. Jordan Anastassov et Diana Gergova estiment qu’il faudrait promouvoir la réserve archéologique en un site d’importance européenne, à l’image de ce qui se fait à Bibracte, un haut lieu celtique en France, entre la Nièvre et le Morvan. Mais cela demande un intérêt et des appuis politiques locaux et nationaux. Et ça, c’est une tout autre histoire.

Anton Vos