Campus n°136

Comme un serpent de pierre sur un dolmen

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Des archéologues genevois ont été chargés de valoriser une vaste nécropole mégalithique de l’âge du bronze située dans les montagnes du nord du Liban. Une mission qui leur a réservé quelques surprises.

Un après-midi d’été 2018, dans le dolmen de Kroum Metowmeh, au milieu des montagnes du nord du Liban. En regardant, pour la centième fois peut-être, un des monolithes composant la tombe édifiée il y a quelque 5500 ans et qu’elle est en train d’inspecter, Tara Steimer est frappée par une soudaine idée. Dans ce que la chercheuse au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences) considérait jusque-là comme des irrégularités naturelles de la roche, elle distingue une forme familière. Comme si un serpent était représenté sur la partie sommitale du bloc de basalte ainsi que sur le côté faisant face à l’entrée de la tombe.
L’image n’est pas nette mais en y regardant de plus près, la chercheuse voit ses derniers doutes s’envoler. Des sculpteurs ont bel et bien martelé le monolithe pour dégrossir la matière et faire ressortir la silhouette d’un reptile. Ils ont profité des aspérités de la roche pour donner l’impression d’écailles. Une crevasse dans le prolongement de la tête est même exploitée pour représenter la langue bifide.
« En plus de vingt ans d’expérience, je n’avais encore jamais vu de pierre sculptée dans une tombe mégalithique du Proche-Orient, s’enthousiasme Tara Steimer. Après cette trouvaille, nous avons remarqué d’autres serpents stylisés – ainsi que des signes abstraits – sur les nombreux mégalithes que compte la région. Il semble donc que cet animal ait joué un rôle important dans les sociétés préhistoriques qui ont dressé ces monuments, ce qui est nouveau pour cette période et ce contexte. »
La découverte a fait l’objet d’une publication rapide dans une revue spécialisée locale, le Bulletin d’archéologie et d’architecture libanaises (Baal), en attendant de paraître dans un journal à plus forte audience internationale. Elle est d’autant plus remarquable que le dolmen de Kroum Metowmeh est connu depuis des décennies. Il fait partie d’un ensemble beaucoup plus vaste qui s’étend dans et autour du village de Menjez, près de la frontière syrienne.

Une centaine de tombes Cette nécropole préhistorique impressionnante est décrite pour la première fois par le révérend Père Maurice Tallon (1906-1982). Entre 1958 et 1965, ce père jésuite français de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth identifie et fouille une centaine de tombes datant de l’âge du bronze.
Tara Steimer, elle, fait une première fois la connaissance de ces monuments mégalithiques alors qu’elle est encore étudiante à Paris. On lui propose d’inventorier les archives de fouilles de Maurice Tallon dont il s’avère que seule une partie a été publiée. Elle y consacre son travail de master (DEA) dont le mémoire est publié en 1995, suivi par un ou deux articles.
Vingt ans plus tard, alors qu’elle travaille pour l’Université de Genève et se consacre à d’autres sujets, le site de Menjez se rappelle subitement à son bon souvenir. C’est le maire de la commune, Georges Youssef, qui prend directement contact avec elle. Fort de la lecture des travaux de l’archéologue, le notable lui propose de superviser un projet visant à valoriser et à protéger la nécropole préhistorique.
« Le maire est une personne très dynamique, souligne Tara Steimer. Il fait tout son possible pour engager sa commune sur les rails du développement durable. Il promeut l’agriculture biologique, il a mis en place un éclairage public basé sur l’énergie solaire, etc. La culture bénéficie aussi de ses efforts. En plus de la nécropole préhistorique, Menjez compte également un temple romain et un fort construit par les chevaliers du temps des croisades. Il compte bien mettre ces atouts en valeur. »
Menjez, qui a la particularité d’être de confession chrétienne (maronite) au milieu d’une région à majorité sunnite, fait partie du gouvernorat du Akkar, l’un des plus pauvres du pays. Pour financer son projet, le maire a eu l’idée de faire appel au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie pour répondre à un appel d’offres du British Council. Cette institution gouvernementale du Royaume-Uni octroie en effet des subsides dédiés spécifiquement à des projets de protection du patrimoine dans des zones de conflit. D’une façon ou d’une autre, le maire de Menjez a réussi à faire entrer sa commune, située à seulement 3 kilomètres de la Syrie, dans ce cadre. Il faut dire que l’Akkar a accueilli plus de 100 000 réfugiés depuis le début de la guerre civile syrienne en 2011 et qu’il est considéré comme une région à risque par de nombreux pays occidentaux.
Quoi qu’il en soit, Tara Steimer accepte la mission et en prend la direction qu’elle partage avec Marie Besse, professeure et responsable du Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie. Et c’est ainsi qu’elle se retrouve dans les montagnes libanaises pour un séjour de cinq semaines durant l’été 2018, avec une équipe de neuf personnes dont un post-doc (Florian Cousseau) et un étudiant (Antoine Caminada) de l’Université de Genève.
« Sur la centaine de monuments encore debout dans les années 1960, il n’en reste plus qu’une quarantaine, déplore l’archéologue genevoise. L’agriculture s’est beaucoup développée ces dernières années. Les paysans, qui se sont mis à planter des oliviers et des pins, préparent désormais le terrain avec des bulldozers. De nombreux dolmens ont disparu de cette façon. D’autres sont menacés car situés sur des terrains privés que les propriétaires ne veulent ou ne peuvent pas vendre. »
Après concertation, les archéologues genevois choisissent de valoriser 11 dolmens situés sur des parcelles publiques. Cela comprend entre autres un nettoyage, un relevé précis en trois dimensions et la pose d’un géotextile censé éviter que la végétation ne repousse.

Les miettes de Tallon Les chercheurs en profitent pour nettoyer les interstices entre les dalles mais sans trop se faire d’illusions. À son époque, le révérend Père Maurice Tallon a littéralement tamisé toute la terre dans et autour des dolmens. Les pièces qu’il a mises au jour, essentiellement des céramiques, des perles de cornaline, du matériel lithique et des sceaux cylindriques, sont entreposées au Musée de préhistoire libanaise à Beyrouth (également partenaire du projet de Menjez). Ne restent sur place que les artefacts que le père jésuite n’a pas voulus.
« Nous n’étions pas soumis à la pression habituelle, souligne Tara Steimer. Cela nous a donné plus de temps pour observer les sites à différents moments de la journée, c’est-à-dire sous des éclairages variables. En même temps, les habitants de Menjez n’ont cessé de nous mettre en garde contre les serpents qui pullulent dans la région. C’est probablement la conjonction de ces deux facteurs – une certaine sérénité et une attention soutenue à tout ce qui pouvait ressembler à un serpent – qui m’a aidée à remarquer le reptile gravé sur le monolithe de Kroum Metowmeh. »
Notant l’intérêt des archéologues pour ces curieux dessins, un des ouvriers de l’équipe leur apprend alors qu’il existe d’autres pierres gravées, notamment sur un terrain près du village. L’homme y amène les chercheurs qui découvrent une quinzaine de blocs ornés de serpents stylisés ou de signes abstraits incompréhensibles. L’exception devient vite la règle et on évoque même la possibilité d’un sanctuaire dédié aux serpents.
Les gravures se présentent sous la forme de lignes sinueuses soigneusement piquetées ou d’enlèvements plus larges représentant un serpent enroulé sur lui-même. Dans quelques cas, la sculpture fait le tour d’une roche comme un véritable bas-relief.

Motif commun Le serpent est un motif relativement commun dans la préhistoire. Il est documenté dès le Néolithique, vers 9000 avant notre ère, notamment sur des piliers du sanctuaire de Göbekli Tepe, en Turquie actuelle. Selon certains auteurs, le reptile jouerait un rôle primordial dans les mythologies des peuples agro-pastoraux.
Quant au serpent d’aujourd’hui, celui qui hante les alentours du village de Menjez et dont on craint le venin, il s’agit de la vipère à cornes. Pour Tara Steimer, la ressemblance de cette espèce (une tête très triangulaire, un enroulement caractéristique…) avec ces représentations rupestres réalisées il y a des milliers d’années sont frappantes. Peut-être est-ce elle qui a servi de modèle.
« Les sociétés qui ont construit ces dolmens et gravé ces serpents sont méconnues, précise Tara Steimer. Elles devaient posséder une certaine cohésion sociale et des ressources suffisantes pour mobiliser, nourrir et héberger les personnes nécessaires à la réalisation de ce genre de monuments. Elles suivaient sans doute un mode de vie pastoral mais on ignore la nature des richesses qu’elles échangeaient avec les comptoirs égyptiens établis à cette époque sur le littoral méditerranéen ou avec la Mésopotamie. Il peut s’agir d’esclaves – un cas de figure que l’on rencontre dans d’autres sociétés produisant des monolithes, comme en Indonésie à partir du XVIIe siècle. Mais ce n’est qu’une hypothèse. »

Anton Vos

 

 

Sur le « Chemin des dolmens »


La valorisation des monuments mégalithiques de Menjez, au nord du Liban, par l’équipe de Tara Steimer, chercheuse au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences), comprend la restauration de 11 dolmens (sur la quarantaine qui subsistent aujourd’hui). Un parcours pédestre, le « chemin des dolmens », a également été créé afin de permettre aux visiteurs de découvrir ce patrimoine au cours d’une balade de plus de deux heures.
Il est prévu de fonder une maison du patrimoine dans le village de Menjez dont l’inauguration officielle a été fixée au 29 juin 2019. Elle devrait notamment accueillir une exposition, réalisée avec l’aide précieuse du Château-Musée de Bélesta, une petite institution du Sud-Ouest de la France habituée à fonctionner avec peu de moyens.
Y seront exhibés des moulages des objets trouvés sur les différents sites de la région. Des petits films explicatifs de 3 minutes ont également été tournés dont certains comprennent des témoignages d’ouvriers encore vivants ayant travaillé dans les années 1960 pour le père jésuite Maurice Tallon qui a, le premier, décrit et fouillé les mégalithes de Menjez.
Pour faire fonctionner l’ensemble, l’équipe genevoise a commencé la procédure de recrutement de deux personnes habitant le village qui recevront une formation d’animateur culturel.