Campus n°122

Peu à peu, le Rhône retrouve l’usage de ses bras

Après dix ans de restauration, plusieurs tronçons de la partie française du fleuve abritent une plus grande diversité d’habitats dans les zones latérales, souvent déconnectées du chenal principal par les aménagements humains

De l’eau jusqu’aux cuisses, Emmanuel Castella, Maître d’enseignement et de recherche à l’Institut F.-A. Forel (Faculté des sciences), dépose son «quadrat» au fond d’un bras peu profond du Rhône. Ce carré en métal de 50 centimètres de côté (voir pages suivantes) délimite la zone à étudier.

«Submergé: +, lance-t-il à ses collègues qui prennent note. Présence de cresson du genre Nasturtium. Gravier: 4. Galet: 2. Bois mort: +. Profondeur de l’eau: 42 cm. Pas d’ombrage ni de courant.»

Le chercheur prélève ensuite un échantillon de sédiments et de plantes qu’il verse dans une boîte en plastique. Le contenu en invertébrés (on y voit déjà danser une colonie de larves d’éphémères arborant leurs branchies caractéristiques) sera analysé à Genève.

«D’ici à quelques années, il ne fait pas beaucoup de doute que l’on pourra placer nos échantillons dans une machine qui décryptera directement l’identité de toutes les espèces vivantes présentes, commente le biologiste. En attendant ce jour, nous continuons à trier le contenu à la main et à identifier les espèces sous la loupe. C’est une procédure longue et chaque échantillon mobilise une personne pendant deux jours.»

Depuis 2003, Emmanuel Castella passe environ quatre semaines par an à tremper ainsi ses cuissardes dans les lônes (appellation locale des bras du Rhône), en amont et en aval de Lyon. Spécialiste des invertébrés, il participe au Programme de restauration écologique et hydraulique du Rhône*. L’idée de ce projet, lancé par l’Etat français en 1998, consiste à redonner au fleuve, là où c’est possible du moins, une partie de son dynamisme d’antan. Cela implique de ramener à la vie ses bras morts en les reconnectant à des degrés divers au chenal principal ou d’en creuser des nouveaux.

Revenu de loin Les premières restaurations, réalisées entre Genève et Lyon, remontent désormais à dix ans. La chaîne de télévision Arte en a profité pour produire un reportage, Le Rhône, la renaissance d’un fleuve **, diffusé en janvier dernier. Plus récemment, la revue Freshwater Biology a publié en juin un numéro spécial entièrement consacré au programme de restauration dans lequel une dizaine d’articles – dont trois cosignés par l’équipe d’Emmanuel Castella – dresse l’état de santé actuel d’un fleuve qui revient de loin.

Il faut dire que depuis un siècle et demi, le Rhône s’est fait tailler un costar en béton qui l’enserre sur une grande partie des 500 kilomètres qu’il parcourt sur territoire français. A l’état naturel, le Rhône est pourtant un cours d’eau fougueux, de forte déclivité, au courant fort et dont le lit divague facilement. Au début du XIXe siècle, il forme, avec ses nombreux bras, une tresse pouvant atteindre plusieurs kilomètres de large. A cette époque, les navires ne peuvent pas le remonter.

C’est précisément pour ouvrir la voie au commerce fluvial que l’Etat français effectue à partir de 1840 les premiers aménagements, essentiellement des enrochements qui coupent les bras et commencent à former un chenal principal assez profond. Une étape supplémentaire est franchie dès 1880 avec Henri Girardon, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées à Lyon, qui fait construire des digues en épis et des casiers qui sont autant de pièges à sédiments. Ces structures sont toujours en place aujourd’hui. Résultat: en 1940, on parvient à assurer entre Lyon et la mer une voie navigable d’au moins 200 mètres de large et de 2 à 3 mètres de profondeur toute l’année.

En plus d’être navigable, il a ensuite été demandé au Rhône de produire de l’énergie. Après la Deuxième Guerre mondiale, une petite vingtaine de centrales hydroélectriques commencent ainsi à fleurir à intervalles réguliers. A chaque fois, un canal rectiligne est creusé afin de dévier la plus grande partie possible du débit vers des turbines. Le cours naturel du fleuve, appelé à chaque barrage «Vieux-Rhône», est ainsi privé d’une grande partie de son eau sur une série de tronçons totalisant un tiers de sa longueur.

Ces aménagements ont un prix. Ils bouleversent le transport des sédiments, paramètre essentiel de la vie d’un cours d’eau, ainsi que la diversité des habitats et de la faune. Dans son effort pour faire machine arrière, le Programme de restauration écologique et hydraulique du Rhône a déjà permis de dynamiser une vingtaine de lônes sur trois sites entre Genève et Lyon. Le travail se poursuit désormais en aval de la capitale de la région Rhône-Alpes où une trentaine de bras devraient être reconnectés ces prochaines années. Par ailleurs, la Compagnie nationale du Rhône, qui exploite les barrages hydroélectriques du fleuve, est partie prenante au programme. Elle a accepté de diminuer sensiblement les quantités d’eau prélevées pour le fonctionnement de ses turbines.

Diversité d’habitats «Notre groupe a notamment pu montrer que la restauration a eu comme conséquence une augmentation de la diversité des conditions d’habitat dans les zones alluviales annexes, explique Emmanuel Castella. Nous n’avons pas remarqué une hausse du nombre d’espèces d’invertébrés dans les bras du Rhône mais bien une augmentation du nombre d’assemblages possibles de celles-ci. De manière imagée, on peut dire que si les espèces étaient représentées par les lettres de l’alphabet, le nombre de mots que l’on rencontre à l’intérieur de chaque secteur étudié aurait significativement augmenté.»

Les chercheurs ont également étudié les espèces invasives, en particulier la crevette dite tueuse (Dikerogammarus villosus), venue de la région ponto-caspienne via les canaux reliant le Danube au Rhin et à la Saône, celle-ci se jetant dans le Rhône à Lyon. L’action de prédation de cet animal sur les autres invertébrés, bien que très efficace, n’a pas provoqué la catastrophe écologique redoutée par certains experts. Sa population s’est stabilisée et elle n’a, pour l’instant, éradiqué aucune autre espèce dans les secteurs étudiés.

De manière générale, le projet français, qui s’étale sur plusieurs décennies, offre aux écologues une occasion unique en Europe et peut-être dans le monde d’accumuler des données sur le long terme, d’expérimenter, de tester des hypothèses sur un site de cette échelle et de mettre au point des modèles de simulation. En plus de l’étude des invertébrés, l’équipe d’Emmanuel Castella développe d’ailleurs des outils qui permettent de prédire la réponse des communautés d’invertébrés à diverses actions de restauration (destruction d’une digue, reconnexion partielle d’un bras mort…) et qui pourraient être appliqués sur d’autres sites ou même d’autres fleuves.

Intervenir de nouveau «En suivant l’évolution des sites restaurés il y a dix ans, on remarque que certaines actions ont une durée de vie limitéeen raison de l’accumulation de sédiments par exemple, explique le chercheur. On commence donc à se demander s’il faudra ou non intervenir de nouveau.»

Le programme prévoit également de rapprocher le Rhône de la population humaine. L’une de ces actions est la construction d’une piste cyclable, baptisée ViaRhôna ***, suivant les berges du fleuve de Genève à la Méditerranée. Plusieurs tronçons sont déjà praticables, permettant aux visiteurs de découvrir le Rhône sous un jour méconnu.

«Les sites les plus sauvages se trouvent dans le Haut-Rhône, en amont de Lyon, commente Emmanuel Castella. Mais il en existe également en aval, comme au Péage-de-Roussillon. En naviguant sur les lônes à bord d’un bateau, on peut facilement oublier l’environnement construit qui borde le fleuve. Les industries chimiques, les centrales nucléaires, l’autoroute du Soleil et la ligne du TGV ne sont cependant jamais loin.»

Anton Vos

* http://restaurationrhone.univ-lyon1.fr/

** http://www.arte.tv/guide/fr/049462-000/le-rhone-la-renaissance-d-un-fleuve

*** http://www.viarhona.com/