Campus n°120

Louis Duparc, l’arpenteur de l’Oural

Pionnier dans l’étude des gisements platinifères en russie, le géologue genevois a été honoré par l’installation d’une plaque commémorative au sommet d’une montagne de l’Oural portant son nom. Pierre Perroud, de la Section des sciences de la Terre, a participé à l’expédition. Récit

Louis Duparc (1866-1932), éminent géologue genevois, possède depuis septembre dernier sa plaque commémorative. Il n’est pas sûr, cependant, que beaucoup de monde aille la contempler. Elle se trouve en effet au sommet d’une montagne, le mont Duparc, qui culmine à 1311 mètres au milieu de l’Oural, là où commence la Sibérie et règnent en maître le vent, la taïga, les tourbières et les «fleuves de pierres» appelés kouroums. Eternel touche-à-tout, Pierre Perroud, 71 ans et toujours actif au sein de la Section des sciences de la Terre (lire la bio express en page 49), a participé à l’expédition qui s’est rendue sur place pour honorer la mémoire de ce chercheur qui a passé près de quinze ans à étudier les gisements de platine dont regorgent les courbes de l’Oural.

Ce métal précieux et rare, utilisé dans la bijouterie mais aussi dans un grand nombre d’applications industrielles, se trouve au cœur de la carrière de Louis Duparc. Le géologue, né à Carouge et formé à l’Université de Genève avant d’y occuper les postes de professeur de minéralogie, de pétrographie, de géologie, de paléontologie et de chimie analytique, passe toutes ses vacances d’été dans l’Oural du Nord. Chaque année, entre 1900 et 1915, il tente de mieux comprendre la genèse des gîtes platinifères, rédigeant traité sur traité au fur et à mesure de ses découvertes. A tel point qu’il devient un auteur incontournable sur le sujet, ses observations et résultats permettant notamment de découvrir d’autres gisements, dans l’Oural et ailleurs dans le monde, notamment en Espagne.

Ses campagnes, au cours desquelles il se fait accompagner par des étudiants, et ses nombreuses publications contribuent également à accroître les connaissances géologiques générales sur la région de l’Oural jusqu’à ce que la révolution russe entrave au chercheur genevois l’accès à son terrain de prédilection.

Bien que le nom de Louis Duparc – et son œuvre – ait quelque peu sombré dans l’oubli à Genève (le Muséum d’histoire naturelle conserve toutefois ses échantillons d’étude), les géologues russes, eux, l’ont gardé bien vivant dans leur mémoire. On voit ainsi apparaître un mystérieux «mont Duparc» sur une carte publiée en 1997 par le géologue russe O. Ivanov, de l’Université de l’Oural à Ekaterinbourg, pour désigner un sommet secondaire dans le massif du Konjakovskii. Ce détail reste totalement inaperçu en Suisse jusqu’en 2014, date à laquelle un courrier électronique de Russie évoquant l’existence de cette montagne parvient à la Section des sciences de la Terre.

Pierre Perroud tombe un peu par hasard sur le message et se met à chercher le mont Duparc sur des cartes et sur Internet. En vain. De plus en plus curieux, il se renseigne auprès d’institutions diverses en Russie et finit par tomber sur les bonnes personnes, en l’occurrence Alexandre Poudovkine et Irina Lobanova, un couple de géologues du Technicum de recherches géologiques de l’Iss (IGRT) dans la ville de Nizhnyaya Tura. Au fil de la correspondance naissent une amitié et, surtout, l’idée d’ériger un mémorial en l’honneur de Louis Duparc. Une idée qui tombe à pic puisque la Suisse et la Russie célèbrent le bicentenaire de leurs relations diplomatiques et que des festivités ont lieu à ce moment-là pour commémorer l’histoire de l’exploitation du platine dans l’Oural.

Avant les premières neiges En quelques mois à peine, et avec le soutien de Lluis Fontboté, professeur de la Section des sciences de la Terre, Pierre Perroud se retrouve embarqué dans une expédition vers le mont Duparc, bombardé représentant officiel de l’Université de Genève, du Muséum d’histoire naturelle et même de la Confédération (il emporte en effet une brève allocution signée de la main de l’ambassadeur du Suisse à Moscou). Le voyage est prévu pour début septembre, avant les premières neiges.

«Je pensais que j’allais gravir cette montagne, y déposer la plaque commémorative, et redescendre en un jour, raconte Pierre Perroud. Après tout, l’expédition ne prévoyait guère que 900 mètres de dénivelé, soit autant que pour monter au sommet du Moléson, ce qui peut se faire en une après-midi. Sauf qu’en Sibérie, cela ne s’est pas du tout passé aussi facilement.»

Contrairement aux accueillantes Préalpes fribourgeoises, l’Oural présente en effet un visage nettement plus dur. A ses pieds, la taïga, ou forêt inondée, est omniprésente. L’équipe de géologues helvético-russe doit donc effectuer son approche à bord d’un véhicule 4x4. Le trajet est éprouvant. Le capot plonge régulièrement dans l’eau et, à chaque fois, Pierre Perroud croit sa dernière heure arrivée. Mais la voiture et le chauffeur sont à toute épreuve. Alexandre Poudovkine roule doucement, fouille avec le volant des prises sous l’eau pour ses pneus et avance inexorablement à travers les bourbiers, les racines et les rocailles.

Arrivée au pied du Konjakovskii, l’équipe composée de six personnes – dont le couple d’amis ; Fiodor Telepaev, le directeur de l’IGRT ; Vyacheslav, un spécialiste des forages ; et Maxim, un étudiant – continue à pied. Il pleut et les Russes sont tous chaussés de bottes en caoutchouc, certaines renforcées avec du métal. Pierre Perroud, lui, porte des chaussures de marche très performantes et dont les couleurs vives suscitent l’admiration de ses compagnons. Malgré cela, avant le départ pour l’expédition, ces derniers lui ont conseillé de les remplacer par des bottes comme les leurs. N’imaginant pas s’engager dans une randonnée de plusieurs jours avec un tel matériel, il commet l’erreur de refuser.

Des forces de la nature Pourtant largement le doyen de l’expédition, Pierre Perroud est en pleine forme et survole la première journée de marche malgré les difficultés du terrain et un crachin incessant. Les bolets sont tellement abondants qu’il ne peut éviter d’y planter ses bâtons. Le paysage est magnifique, les cèdres de l’Oural majestueux, mais tout est humide et glissant. En fin d’après-midi, il avoue finalement avoir atteint ses limites, et les Russes décident de planter leur tente pour la première nuit. Les marcheurs dormiront sur l’herbe trempée, entre les souches et les champignons.

«Ces gens sont des forces de la nature, s’extasie Pierre Perroud. Ils se baignent dans l’eau glacée des torrents. Quand ils font un feu, ils scient carrément un arbre pour le faire brûler. Ils ont transporté sur leur dos un poids gigantesque. Non seulement une tente pour nous six mais aussi un fourneau avec sa cheminée. Au retour, l’un d’eux, en plus de son chargement alourdi par l’eau de pluie, m’a même porté pour traverser une rivière, moi et mon sac dans lequel j’avais amassé 15 kg de cailloux.»

Le lendemain, Pierre Perroud fait la connaissance des redoutables kouroums. Ce sont des champs de blocs parfois larges de plusieurs mètres, issus de la fracturation des roches sous l’effet des différences de température. La progression dans ces fleuves de pierres est extrêmement pénible. D’autant plus qu’un brouillard épais enveloppe la montagne et que la pluie continue de tomber.

A un moment, entre d’épaisses volutes de brume, apparaît une étendue verte, laissant espérer un répit. Las ! Il s’agit d’une tourbière dans laquelle les pieds s’enfoncent profondément à chaque pas.

Les marcheurs, un peu perdus dans la purée de poix, avisent alors un pic qu’ils prennent pour le mont Duparc. Ils le gravissent avant de se rendre compte que ce n’est pas le bon. Ils redescendent et trouvent enfin le but de leur périple. Ils sont accueillis par un vent violent et un froid mordant. A moitié gelés, les géologues fixent la plaque commémorative en diorite, un poids impressionnant porté de bout en bout par Vyacheslav, et posent pour quelques photos. C’est déjà l’heure de rebrousser chemin.

«Pour la montée, mes compagnons ont bien voulu effectuer une ascension à la Suisse, c’est-à-dire en zigzag, explique Pierre Perroud. La descente, c’est là que je me suis rendu compte que mes chaussures dernier cri n’étaient vraiment pas adaptées à la situation.»

Les semelles glissant sans cesse, le minéralogiste est obligé d’avancer avec prudence, à petits pas, et manque de se rompre mille fois les os dans les kouroums. Au lendemain d’une nuit passée sous la tente humide, il faut retraverser les rivières gonflées par les pluies.

Lourde chute Alors que la fin de la marche est en vue, Pierre Perroud dérape sur une racine et chute lourdement se blessant à la tête. Les Russes fabriquent une civière avec deux bouleaux et la toile de la tente et transportent le blessé à travers la taïga avec de l’eau parfois jusqu’aux genoux. On appelle finalement des secours qui se matérialisent sous la forme d’un engin tout-terrain de type lunaire qui permet à Pierre Perroud de sortir de l’enfer vert avant d’être transbordé dans une vraie ambulance.

Le minéralogiste se retrouve à l’hôpital avec une petite fracture du crâne, «le seul os que je n’avais pas encore brisé», précise-t-il. Après une radio et des points de suture, il ressort finalement au bout d’un jour déjà et peut terminer son séjour à peu près normalement, avec notamment la visite de la vallée de l’Iss, sur les traces de Louis Duparc, où il peut observer les gisements platinifères. Il offre également au Musée de l’IGRT la moitié d’un échantillon de dunite que Louis Duparc avait ramené de l’Oural il y a un siècle, l’autre moitié étant conservée au Muséum d’histoire naturelle.

«Ce que j’ai parcouru en trois jours, Louis Duparc l’a fait presque chaque été durant quinze ans et sur un territoire de plusieurs centaines de kilomètres de long, lâche Pierre Perroud, qui envisage de revenir l’année prochaine vérifier si la plaque tient toujours. Il avait des porteurs, certes, mais il se déplaçait en radeau et à cheval, trouvait parfois des moyens de subsistance dans la forêt, etc. Ce qu’il a accompli est colossal.»

Anton Vos

Références : http ://urlz.fr/15VC