Campus n°129

Au chevet d’un océan Austral fiévreux

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Une cinquantaine de scientifiques ont embarqué cet hiver sur un brise-glace russe pour une expédition de trois mois autour de l’Antarctique afin de mesurer comment cette région du globe répond aux changements climatiques. La géochimiste genevoise Christel Hassler était à bord, entre Hobart et Punta Arenas

A peine partis du port de Hobart en Tasmanie, les scientifiques engagés dans l’Antarctic Circumnavigation Expedition (ACE) à bord du brise-glace russe Akademik Treshnikov sont confrontés à un choix difficile : Faut-il, comme prévu, faire route sur l’île Macquarie, située à mi-chemin entre la Nouvelle-Zélande et l’Antarctique, au risque d’essuyer la terrible tempête annoncée par les services météorologiques et qui pourrait bien occasionner des dégâts irréparables au matériel scientifique? Ou est-il préférable de tenter de prendre de vitesse le grain qui se rapproche dangereusement et donc de renoncer à ce site qui représente pourtant une destination prioritaire pour certains participants ? D’âpres discussions s’engagent et le chef scientifique finit par se convaincre qu’il vaut mieux éviter les risques inutiles et mettre directement le cap sur le continent Antarctique.
« Malgré ces précautions, l’extrémité de la tempête nous a tout de même rattrapés, raconte Christel Hassler, professeure assistante au Département F.-A. Forel (Faculté des sciences). Nous avons subi des vagues de 15 mètres de haut et des coups de vent à plus de 160 km/h. Une sérieuse entrée en matière qui nous a appris que l’on ne pénètre pas si facilement dans l’océan Austral. »
L’expédition, montée et financée par l’Institut polaire suisse, compte pas moins de 22 projets scientifiques. Embarqués pour la deuxième étape du tour de l’Antarctique, celle qui rejoint Hobart à Punta Arenas au Chili, la cinquantaine de climatologues, biologistes, glaciologues et autres océanographes qui se fait secouer par les éléments déchaînés est à bord pour étudier l’écosystème de cette région polaire et la manière dont il se comporte en réponse aux changements environnementaux dus aux activités humaines. Certaines équipes ont l’intention d’étudier la faune et la flore marine ou terrestre, d’autres, dont celle de Christel Hassler, envisagent de prélever des échantillons d’eau jusqu’à 1000 mètres de profondeur pour en étudier les paramètres physico-chimiques et les micro-organismes qui la peuplent D’autres encore souhaitent extraire des carottes des couches de glace recouvrant les îles les plus inhospitalières de la planète.

Priorités fixées
En ce qui concerne les lieux à visiter au cours du voyage, chacun a fixé ses priorités. À cause du changement de route, et même si l’expédition dispose de deux hélicoptères, de zodiaques ou encore de guides de montagne, il apparaît assez vite qu’il sera difficile de contenter tout le monde. Certains chercheurs ont en effet tout misé sur l’île Macquarie, en particulier sur sa flore, sa faune et, surtout, ses tourbières. Pour compenser, les responsables scientifiques décident d’effectuer une halte plus longue à la fin de l’étape, sur les îles Diego Ramirez, à 100 km au sud du Cap Horn. Situées elles aussi en plein milieu des « cinquantièmes hurlants », elles n’ont jamais été visitées pour ses tourbières.
En attendant, c’est avec une précieuse avance de 12 heures sur l’horaire que l’Akademik Treshnikov fait halte devant le Glacier Mertz, baptisé ainsi en l’honneur du skieur et explorateur suisse Xavier Mertz, mort lors d’une expédition en Antarctique en 1913. La langue de glace avance sur des kilomètres dans l’eau, relâchant régulièrement d’énormes icebergs. « Nous en avons profité pour réaliser une série de mesures que nous n’avions pas prévues au départ, précise Christel Hassler. Étant donné les incertitudes liées à ce voyage, nous avons voulu être le plus flexibles possible. »

La limite du fer

Le projet scientifique de la chercheuse genevoise consiste, entre autres, à étudier le rôle des bactéries et des virus présents dans les eaux glacées de l’Antarctique dans la chimie du fer et du carbone. L’océan Austral est en effet un acteur clé dans le cycle global du carbone – constituant principal des gaz à effet de serre – et notamment dans les échanges de cet élément entre l’atmosphère et les océans. Le gaz carbonique est en effet particulièrement soluble dans l’eau froide et les vagues géantes qui brassent sans cesse ces mers australes favorisent sa capture.
Le phytoplancton contribue, lui aussi, de manière significative au phénomène en fixant de grandes quantités de carbone grâce à la photosynthèse, mais son développement est limité par la disponibilité du fer. Cet élément indispensable à la vie est en effet rare sous ces latitudes, surtout sous sa forme biocompatible.
Les bactéries, beaucoup plus petites mais aussi beaucoup plus nombreuses, consomment elles aussi la matière organique tout en recyclant le fer. On sait depuis dix ans qu’elles contribuent notamment à minéraliser le carbone et à l’exporter vers les fonds marins dans une forme non biocompatible et donc stable.
Quant aux virus, encore plus petits et plus nombreux que les bactéries, il suffit de savoir qu’ils sont capables de tuer jusqu’à 30 % de toutes les bactéries des océans chaque jour (une hécatombe sans cesse compensée par la prolifération bactérienne) pour se convaincre qu’il est indispensable d’en tenir compte si l’on veut se faire une idée complète du tableau.
« Dans un millilitre d’eau de mer, on trouve en moyenne 10 000 organismes formant le phytoplancton, 1 million de bactéries et 10 millions de virus, souligne Christel Hassler. Tout ce petit monde consomme du carbone et, pour survivre, doit se partager une faible concentration de fer qui équivaut à moins d’une épingle dissoute dans une piscine de 25 mètres. Notre objectif consiste, d’une part, à comprendre les interactions entre tous ces acteurs – un domaine encore largement méconnu – et, de l’autre, à déterminer comment ce système répond aux changements climatiques actuels. Le domaine des virus dans les océans est un sujet qui passionne de plus en plus de scientifiques. Mais nous sommes les premiers à effectuer des relevés de leur biodiversité dans des endroits très contrastés
de l’océan Austral. »

Briser la glace

À bord de l’Akademik Treshnikov, pour des raisons de limite de temps, les prélèvements d’échantillons d’eau de mer et les mesures de paramètres physico-chimiques jusqu’à 1000 mètres de profondeur, les détections de matières plastiques, etc. sont regroupés dans une série de manipulations bien orchestrées. Dans les premiers jours, notamment dans les environs du glacier Mertz, les mises à l’eau et les récupérations successives de toutes les sondes sur une station prennent environ six heures. Par la suite, l’expérience aidant, la durée de l’exercice est ramenée à 4 heures et demie.
L’expédition se poursuit ensuite en direction des îles Balleny puis à travers la mer de Ross et les kilomètres de glace qui la recouvrent. Le bruit impressionnant de la banquise ou des icebergs cédant sous les coups de la coque de métal de l’Akademik Treshnikov résonne durant des jours. Face à 1 ou 2 mètres d’épaisseur de glace, le navire avance sans peine. Mais au-delà, il lui faut parfois s’y reprendre à plusieurs fois avant de franchir l’obstacle.
« Ce n’est pas parce que l’on est sur un brise-glace que l’on peut passer partout, précise Christel Hassler. Mais notre capitaine était particulièrement habile. On voyait qu’il avait l’habitude. Naviguer dans la glace demande en effet une anticipation de tous les instants. »
Sur l’île de Siple, l’expédition est accueillie par une colonie de manchots non répertoriée qui fait la joie des spécialistes de l’expédition. Christel Hassler et ses collègues se voient offrir la possibilité de mettre le pied sur leur première île antarctique.
« C’est une belle expérience, estime la chercheuse. Cette visite a eu la vertu de nous sensibiliser davantage encore à la fragilité de cet environnement unique et à renouveler notre engagement pour sa sauvegarde. Et puis nous en avons profité pour prélever des échantillons de neige. Ce n’était pas prévu et nous ne savons pas du tout ce que nous allons y trouver en termes de virus et de bactéries par exemple mais nous n’avons pas résisté à l’envie de mener un peu de recherche opportuniste. Nous avons d’ailleurs reçu quelques échantillons supplémentaires de la part de collègues qui ont fait des prélèvements pour nous sur d’autres îles ou qui ont accepté de céder des fragments de certaines de leurs carottes de glace. »

Pris dans le froid

Pas moyen, en revanche, de s’approcher en bateau de l’île Pierre Ier qui, contre toute attente, est totalement prise dans la glace. Grâce au beau temps, l’hélicoptère peut malgré tout déposer des glaciologues sur le couvert neigeux pour réaliser des prélèvements.
Les derniers jours de l’expédition s’avèrent particulièrement ardus. Le passage de Drake, qui sépare la péninsule Antarctique de la Terre de Feu, est un endroit réputé dangereux pour la navigation et le capitaine décide de ne pas y passer plus de temps que le strict nécessaire. Le problème, c’est que les scientifiques ont le projet d’effectuer une station de mesures à chaque nouveau front océanique qui arrive durant toute la traversée. Et en suivant la route directe tracée par l’Akademik Treshnikov, ces fronts se suivent à une cadence particulièrement rapide.
« Nous avons enchaîné les stations à un rythme soutenu, raconte Christel Hassler. Il a fallu préparer le matériel, effectuer les descentes, récupérer et conditionner les échantillons, manger et dormir dans des temps assez limités. En plus, durant les huit derniers jours, nous avons traversé pas moins de huit fuseaux horaires. Nous avons donc travaillé littéralement jour et nuit. »
Sur l’ensemble de cette deuxième étape de l’expédition, les scientifiques genevois n’ont pas réussi à réaliser toutes les mesures prévues. C’est inévitable dans un endroit aussi inhospitalier et avec autant d’équipes à gérer.
« Nous ramenons malgré tout de nombreux échantillons qui nous prendront une année à analyser, précise Christel Hassler. Et nous sommes d’ores et déjà sûrs de retourner en Antarctique l’hiver prochain pour compléter nos données. Nous embarquerons sur le bateau pour la recherche polaire allemand Polarstern. Et avec beaucoup moins de projets différents à bord. »

Anton Vos