Campus n°95

Extra-muros/Mali

Le serpent qui avalait une vache

Une sculpture en terre cuite découverte sur le site de fouille d’une équipe d’archéologues genevois apporte un éclairage nouveau sur l’histoire des habitants du pays Dogon, au Mali, une région qui a joué le rôle de refuge depuis des millénaires

Février 2009, dans la plaine du Séno, au cœur du pays Dogon, Mali. Des villageois se dirigent vers l’un des sites archéologiques fouillés par les équipes d’Eric Huysecom. Ils s’approchent de Caroline Robion-Brunner, une collaboratrice du chercheur genevois, et lui remettent une sculpture en terre cuite: elle représente un serpent avalant une vache. La trouvaille fait sensation. De telles pièces figuratives dites de «Djenné» appartiennent à une culture qui a fleuri dans la région il y a plus de six siècles. Il en existe des centaines sur le marché de l’art, mais elles proviennent toutes de pillages clandestins. Celle-ci est la deuxième à être mise au jour au cours d’une mission scientifique à même de la replacer dans son contexte et d’en tirer des renseignements utiles pour l’histoire. D’où sa valeur inestimable aux yeux des archéologues genevois qui travaillent dans la région depuis plus de vingt ans.

«L’autre sculpture a été exhumée en 1979 par une équipe américaine à Djenné-Jeno, à plus de 100 kilomètres de là, dans le Delta intérieur du Niger, explique Eric Huysecom. Elle a pu être datée entre les XIe et XIVe siècles de notre ère. Celle qui vient d’être découverte présente notamment la particularité d’avoir été entièrement peinte en rouge, ce qu’a révélé une restauration effectuée par le laboratoire des Musées d’art et d’histoire de Genève. Nous attendons les résultats de sa datation que réalisent actuellement nos partenaires de l’Université de Bordeaux, ce qui va prendre encore quelques mois.»

Une mission est d’ores et déjà prévue cet été pour fouiller méthodiquement l’endroit où la sculpture a été déterrée en 2008 par les villageois, et enquêter sur sa signification. Elle représente en effet peut-être le «Lébé», le serpent mythique, consommant une vache sacrifiée, comme le racontent les récits oraux à propos du premier rituel accompli par les Dogons à leur arrivée dans la région. La seule indication dont disposent pour l’instant les archéologues, c’est que la pièce était déposée sous une grande jarre retournée, enfouie au sommet d’une légère éminence, un site qui compte aussi des tessons de céramiques et des traces de métallurgie.

Pays refuge

«Cela fait plus de 100 000 ans que le pays Dogon joue le rôle de zone refuge, explique Eric Huysecom. La région est rocheuse, difficile d’accès et a souvent constitué une zone tampon entre les grands empires qui se sont développés en Afrique de l’Ouest. Elle compte des points d’eau permanents, des zones arborées et une terre relativement fertile. On s’y rend pour fuir l’esclavage, les retournements politiques des puissants voisins, les changements climatiques… En bref, c’est le lieu d’un intense brassage culturel.»

Les Dogons, qui constituent aujourd’hui l’une des ethnies minoritaires du Mali, sont à l’origine un groupement de populations désireuses de se fédérer plutôt que de s’affronter. On retrouve aujourd’hui encore cette diversité initiale: sur un territoire grand comme la Suisse, on parle pas moins de 24 langues différentes.

Les Dogons ne sont toutefois pas les premiers habitants de ce pays, et de loin. On y trouve en effet des traces d’occupation depuis plus d’un million d’années, depuis des outils en pierre taillée du Paléolithique jusqu’à des «tells» (buttes constituées au fil des siècles par la dégradation des maisons en terre crue abandonnées) datant de quelques siècles.

«Nous menons depuis 1997 un programme de recherche qui étudie toute l’histoire du peuplement du pays Dogon, souligne Eric Huysecom. Pour la période du Paléolithique moyen (entre 150 000 et 20 000 ans), les sites que nous étudions ont d’ailleurs révélé l’une des plus importantes séquences actuellement connues.»

Les archéologues genevois ont également mis au jour une des plus anciennes céramiques jamais découvertes. Datant de 10 000 avant J.-C., ce récipient a dû servir à récolter et à cuire les graines des graminées qui ont recouvert la région à la faveur d’une hausse temporaire de la pluviométrie. Très complet et ambitieux, le programme de recherche couvre aussi de nombreuses autres disciplines telles que l’archéobotanique, la géomorphologie, la sédimentologie, l’ethnohistoire, l’ethnoarchéologie, l’ethnologie, la paléométallurgie ou la linguistique…

«Deux mois par an, une trentaine de chercheurs issus d’une douzaine d’universités se rendent en même temps au pays Dogon, poursuit Eric Huysecom. Nous sommes répartis dans trois bases installées dans différents villages. Chacun évite d’empiéter sur la spécialité de l’autre, des liens se tissent au-delà des barrières culturelles, linguistiques, générationnelles ou hiérarchiques. Résultat: l’ambiance est excellente.»

La meilleure illustration en est peut-être la bière fraîche du soir, rituel décontracté qui scelle la fin d’une journée de travail souvent harassante, par 40° à l’ombre dans la terre ocre africaine. La plus grande des trois bases, située dans le village de Dimmbal, est dotée d’eau, grâce à un forage, et d’électricité produite par des panneaux solaires. La fraîcheur de la mousse, elle, est assurée par un réfrigérateur à gaz.

«Nous faisons venir quelques vivres de Bamako, la capitale, précise Eric Huysecom. Mais j’ai organisé sur place un petit potager et un verger qui nous procurent des légumes et des fruits: carottes, tomates, citrons, papayes, etc. Un jardinier s’en occupe et prépare la récolte pour notre arrivée. Les Dogons nous fournissent aussi en poulets et en viande de mouton.» Plusieurs cuisinières soucieuses de flatter les goûts des travailleurs, tant africains qu’européens, s’affairent aux fourneaux, alternant des menus à la sauce locale et occidentale.

Retour au Musée

La sculpture en terre cuite, ramenée en Europe à des fins d’analyse, retournera bientôt chez elle. Eric Huysecom en a fait la promesse aux villageois. «Au début, les découvreurs ont demandé plusieurs milliers d’euros contre la pièce, raconte-t-il. Je leur ai proposé un dédommagement nettement plus modeste, mais l’assurance que la sculpture leur sera retournée et sera exposée au musée local, à Dimmbal. Ils ont accepté.»

L’une des préoccupations de l’archéologue genevois est que la région bénéficie le plus possible des retombées de ses activités scientifiques, que ce soit sur le plan économique, sanitaire, culturel ou éducatif. Entre autres choses, les jeunes du village participent chaque année aux fouilles et entrent ainsi en contact avec des étudiants maliens, formés à la toute neuve Université de Bamako, où Eric Huysecom est aussi professeur associé.

D’autres projets sont menés parallèlement au travail scientifique, notamment celui d’une banque culturelle, également à Dimmbal. Construite pour contrer le problème croissant du commerce illicite des biens culturels, cette institution, dont le projet a été mis sur pied et suivi par Anne Mayor, chercheuse elle aussi au Département d’anthropologie et d’écologie, permet aux villageois de déposer des objets culturels documentés contre un prêt en argent. Ils récupèrent leur bien après remboursement. En attendant, il est exposé au musée local.

«Travailler en bonne entente avec les populations est de la plus haute importance, note l’archéologue. Le Mali est aujourd’hui une démocratie. Les autorisations du gouvernement central ne suffisent plus pour commencer des fouilles. Il faut aussi l’accord des communes et du propriétaire du terrain, sinon rien ne se fait. Comme nous nous impliquons beaucoup dans la vie locale, les portes s’ouvrent facilement.»

Anton Vos

Références:
www.ounjougou.org
www.dimmbal.ch