Campus n°139

Sur les chemins de Xanadu

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Dans le cadre de l’accord stratégique liant l’UNIGE et l’Université Renmin, en Chine, une dizaine d’étudiants sont partis cet été sur les traces de la capitale mythique de Kubilaï Khan.

«Et il y a un très beau palais de marbre. Les chambres dedans sont toutes peintes à l’or, à images et à figures de bêtes et d’oise­aux et d’arbres et de fleurs de plusieurs manières si bien et si finement que c’est un plaisir et une merveille à voir. Autour de ce palais il y a des murs qui comprennent 16 milles de terres, où il y a des sources et rivières et assez de belles prairies. » Cette cité devant laquelle s’émerveille le Vénitien Marco Polo à la fin du XIIIe siècle, c’est Shangdou ou Xanadu, la mythique capitale estivale de Kubilaï Khan, petit-fils du redouté Gengis Khan et premier empereur mongol de Chine. Et c’est aussi la destination finale d’un groupe d’une dizaine d’étudiants genevois partis cet été sur les traces du « grand seigneur des seigneurs » dans le cadre d’un projet mené en commun avec l’Université pékinoise Renmin depuis 2018.
« J’ai été mis en contact avec mon homologue chinois, le professeur Jian Wei, par l’Institut Confucius, dans le cadre de l’accord stratégique qui lie nos deux institutions, pose Lorenz Baumer, professeur d’archéologie classique à la Faculté des lettres et pilote du volet genevois de l’opération. Notre première rencontre s’est faite en Suisse. Le professeur Wei ne parle que le chinois – langue dont je ne saisis pas un mot – mais nous nous sommes assez vite aperçus que nous pouvions parfois nous passer de traducteurs. Entre archéologues, on arrivait à se comprendre en faisant des gestes avec nos mains pour mimer une stratigraphie ou un processus d’érosion. »
De cette prise de contact fructueuse naît un projet découpé en trois séquences : l’accueil d’étudiants chinois à Genève, l’envoi de leurs homologues genevois en Chine et une série de colloques ainsi qu’une exposition conjointe pour clore le programme. Le tout avec, en toile de fond, un questionnement scientifique commun : mieux cerner l’ampleur et la chronologie des relations entre l’Orient et l’Occident.

Regards croisés

« Il y a chez le professeur Wei une vraie ouverture et un grand intérêt pour tout ce qui touche à la circulation du savoir à l’époque antique, précise Lorenz Baumer. De mon côté, j’ai beaucoup travaillé sur l’importation de la soie chinoise dans le monde romain et je me demande depuis longtemps comment les Romains ont payé ces marchandises. Est-ce qu’on peut trouver trace d’une quelconque forme de retour plus ancienne que les attestations indirectes qui prouvent l’existence de contacts entre la Chine et le monde méditerranéen dès le IIe siècle ? »
C’est donc avec l’idée de porter un regard croisé sur deux civilisations très différentes, chose encore rare en archéologie, qu’une dizaine de doctorants chinois ont été accueillis en Suisse pour une durée de dix jours en juillet 2018. Au programme : échanges sur les techniques de fouilles et de documentation réciproques, sensibilisation à la céramique et à l’architecture romaines, visites de sites archéologiques romains (Martigny, Kaiseraugst), ainsi que deux jours de fouilles à Avenches.
« Deux mois après le retour de ces étudiants en Chine, j’ai reçu une photographie qui m’a fait tomber de ma chaise, restitue Lorenz Baumer. Elle montrait les restes de quelque chose qui pourrait ressembler à une construction romaine au beau milieu de la Chine centrale, chose qui, théoriquement, n’est pas censée exister. Il s’agit d’une découverte importante qui accrédite l’idée que les échanges entre l’Orient et l’Occident ont été plus précoces et plus intenses que ce que l’on pensait jusqu’ici. Et sans leur séjour à Genève, ils n’y auraient peut-être pas prêté attention. »

Pékin express

Menée cet été, la seconde partie du projet a, elle aussi, été riche d’enseig­nements pour la dizaine d’heureux élus genevois qui se sont envolés pour un périple de près de 8000 kilomètres en compagnie du professeur Baumer. Après une brève escale à Pékin, c’est en bus que le petit groupe, guidé par le professeur Wei et une partie de ses élèves, met le cap sur le nord et les vastes plaines du pays mongol. Avant de rejoindre la capitale d’été de Kubilaïs Khan, une première escale est prévue sur un site néolithique de près de 9 millions de mètres carrés perdu au beau milieu de nulle part. C’est l’occasion de se former aux techniques de fouilles locales en pistant – chose inédite pour les étudiants genevois – des traces de charrues modernes.
« Dans la Chine ancienne, on construisait essentiellement en bois et en brique crue, ce qui fait que les vestiges importants sont relativement rares, explique Flore Higelin, doctorante au Département des sciences de l’Antiquité et membre de l’expédition genevoise. À défaut d’être spectaculaire, cette expérience nous a permis de découvrir comment nos homologues s’y prenaient pour quadriller le terrain et documenter leurs résultats, ce qui était loin d’être sans intérêt. »
Point d’orgue du voyage, Xanadu a, elle aussi, beaucoup perdu de la splendeur qui, au travers des œuvres du poète Samuel Taylor Coleridge, de l’écrivain Jorge Luis Borges ou du réalisateur Orson Welles, lui a valu une place à part dans l’imaginaire collectif occidental.
Un demi-siècle après le retour de Marco Polo en Italie, à la suite de la révolte des Turbans Rouges, qui provoqua la chute de la dynastie Yuan (fondée par Kubilaï Khan) et son remplacement par la dynastie Ming, la cité a en effet été rasée. De la « ville extérieure » qui mesurait 2,2 kilomètres de côté, comme de la « ville intérieure », qui atteignait 1,4 kilomètre de côté, il ne reste aujourd’hui que quelques ruines éparses, tout de même inscrites au Patrimoine mondial de l’Unesco et visitées par près de 3 millions de personnes chaque année.
Jian Wei, qui a fouillé les lieux pendant quatorze ans, y est dans son jardin. Connaissant chaque pierre et chaque vestige digne d’intérêt, il n’a aucune peine à retenir l’attention de son auditoire. « Construite pour maintenir le contact entre l’empire et les peuples des steppes, Xanadu est une ville complexe organisée en poupée gigogne, précise Virginie Nobs, chercheuse postdoctorale au Département des sciences de l’Antiquité, qui était également du voyage. Le professeur Wei nous a emmenés dans tous les coins stratégiques du site afin de nous en faire comprendre le fonctionnement dans les moindres détails, ce qui était assez fascinant. »

Steppes en fleurs La visite s’achève par l’ascension d’une colline qui surplombe l’ensemble du site, offrant un panorama à couper le souffle. « Le spectacle de ces steppes couvertes de fleurs s’étendant à perte de vue avait quelque chose de féerique, confirme Lorenz Baumer. Ce fut un moment assez unique de partage et d’émotion qui témoigne bien de la volonté de nos hôtes de tout faire pour rendre notre séjour aussi agréable que possible. »
À chaque halte, la délégation genevoise est ainsi reçue en grande pompe par les notables locaux. S’ensuit un repas, souvent aussi copieux que savoureux, accompagné d’une ribambelle de toasts en hommage aux visiteurs. « La contrepartie, raconte Flore Higelin, c’est que nous devions aussi trinquer. Et l’alcool local étant plutôt fort, nous avons rapidement eu un peu de mal à suivre la cadence. Heureusement, nos hôtes ne se sont pas montrés trop regardants sur le contenu de nos verres. »
Et Virginie Nobs de renchérir : « L’immense avantage de ce genre de voyage, c’est de pouvoir découvrir un pays autrement que dans la peau d’un simple touriste et de pouvoir réellement approcher la culture locale. Et ceci, dans des conditions idéales, puisque nous avons constamment été aidés par les étudiants chinois lorsqu’il s’agissait de faire face aux petites difficultés du quotidien comme prendre une chambre d’hôtel, trouver un taxi ou commander un plat au restaurant. »
Enrichissante sur le plan humain, en dépit de quelques habitudes locales pouvant être un peu déstabilisantes pour de jeunes Occidentaux, l’aventure a également débouché sur des échanges de qualité au niveau scientifique, notamment lors du séminaire commun organisé au sortir du bus lors du retour à Pékin.

Gengis Khan version 3D

Partagés en deux groupes, étudiants chinois et genevois avaient pour mission de réfléchir en commun à un certain nombre de questions avant de partager le résultat de leurs réflexions devant l’ensemble des participants. « Malgré des façons de travailler différentes – le groupe chinois fonctionnant selon une logique assez hiérarchisée, le nôtre se voulant plus participatif –, nous sommes tous arrivés à des résultats similaires, constate Thomas Kerboul, futur doctorant du Département des sciences de l’Antiquité. Sur tout ce qui touche aux aspects matériels, nous avons constaté plus de convergences que de divergences. »
Il n’en va pas forcément de même pour l’emploi qui est fait des restes archéologiques ou pour l’utilisation d’éventuelles copies. L’Occident voue en effet aujourd’hui un véritable culte à l’original, tout en considérant les moulages comme des objets d’étude faisant partie intégrante du patrimoine et en s’efforçant de rendre explicite toute restauration intervenant sur un site.
En Chine, en revanche, le fait de remplacer une pièce originale par une copie sans autre forme d’explication ne pose pas de problème particulier. De nombreux temples détruits lors de la période maoïste ont ainsi été reconstruits récemment « à l’identique » mais en utilisant des matériaux et des techniques contemporains. Ailleurs, une dalle de béton a purement et simplement été coulée sur les fondations d’un édifice ancien afin d’en rendre le volume perceptible, mesure qui a rendu inaccessibles les vestiges situés en dessous, tandis qu’en Mongolie, c’est une représentation 3D de Gengis Khan parlant à ses généraux avant de prendre une ville dans une mise en scène haute en couleur qui accueille les visiteurs d’un musée.
« Leur système de pensée reste très différent du nôtre, concède Lorenz Baumer, mais il fait pleinement sens. En Chine, l’archéologie est une science relativement jeune dans laquelle le pouvoir investit aujourd’hui de façon massive parce que cela constitue une excellente façon de créer un sentiment d’appartenance commune, tout en renforçant les identités régionales. Même s’il y a parfois un côté parc d’attractions, la muséographie est un domaine en plein essor. Partout, dans les villes de moyenne importance on voit émerger des musées au design « high-tech » qui témoignent de cette volonté de mettre en valeur le patrimoine local, quitte à privilégier parfois la signification plutôt que l’authenticité. Nous nous devons bien sûr de prendre en compte cette dimension politique dans nos relations mais elle ne doit pas occulter la fantastique opportunité que représente l’ouverture dont font aujourd’hui preuve les autorités chinoises. »

Cours inédit

Un changement de climat dont l’équipe de Lorenz Baumer entend bien continuer à tirer profit au cours des mois et des années à venir. Cet hiver déjà, Virginie Nobs et sa collègue Patrizia Birchler Emery, chargée de cours à l’Unité d’archéologie classique, retourneront ainsi à Pékin pour animer un module de cours d’une semaine dédié à l’archéologie méditerranéenne, sujet qui n’a encore jamais été abordé sur les bancs de l’Université Renmin. Depuis la mi-octobre, deux doctorants chinois sont par ailleurs arrivés à Genève pour un séjour de recherche et de formation, tandis que dix autres étudiants sont attendus en septembre 2020 pour participer aux fouilles menées en Sicile. Enfin, cette même année 2020 donnera lieu à une exposition conjointe – présentée à la fois à la Salle des moulages de l’UNIGE et au Musée de l’Université Renmin – qui permettra d’aborder la notion de copie sous plusieurs angles, au travers de différentes classes de matériaux archéologiques.


Vincent Monnet

 

 

Jules César est de retour à Genève

 

Si la présence romaine en Chine fait encore l’objet de nombreuses conjectures (lire ci-dessus), elle est naturellement bien établie à Genève, cité passée sous domination romaine dès le IIe siècle avant J.-C. Jules César, qui est d’ailleurs le premier à mentionner le nom de la cité dans son Commentaire de la Guerre des Gaules, y fait même halte en 52 av. J.-C. afin de détruire le pont enjambant le Rhône, empêchant du même coup les tribus helvètes de gagner le territoire gaulois. Il est aujourd’hui de retour sous la forme d’une statue de 3 mètres de haut et pesant plus de 3 tonnes qui accueille depuis octobre les visiteurs de la Salle des moulages de l’UNIGE.
Fabriquée dans les années 1980, la pièce était jusqu’ici exposée sur le forum jouxtant le Musée romain de Nyon. Trop fragile pour résister plus longtemps aux intempéries, elle a été remplacée récemment par une nouvelle copie réalisée dans des matériaux plus résistants, ce qui a permis son arrivée à Genève avec le soutien de l’Association genevoise d’archéologie classique qui en a fait don au Département des sciences de l’Antiquité. L’original, qui date du IIe siècle, est, quant à lui, inaccessible au public puisqu’il se trouve dans une des salles du Conseil à Rome.
« Avec le sarcophage de marbre qui a été restitué aux autorités turques en 2017, c’est la plus imposante pièce que nous n’ayons jamais eu à manipuler, explique Lorenz Baumer, professeur à l’Unité d’archéologie classique. Cela a exigé des moyens importants ainsi qu’une très grande prudence. Si on ne fait pas attention, une pièce d’une telle taille et d’un tel poids peut se briser au niveau de la tête ou des chevilles sous l’effet de la pression au moment où on la redresse. »


VM