Enquête climatique au pays des grizzlis

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Soutenu depuis mars 2025 par le Fonds national de la recherche scientifique, le projet Hoolgoyh vise à mieux comprendre les conséquences du changement climatique dans les forêts du grand nord. Un territoire qui compte plus d’élans, de loups et d’ours que de scientifiques.

«Si vous êtes confronté à un ours noir, il faut faire face et riposter en espérant pouvoir le dissuader. Alors que vous avez affaire à un grizzli, il ne faut pas bouger et rester calme jusqu’au dernier moment, même s’il fait mine de vous attaquer parce que, souvent, c’est du bluff.» Professeur à la Section des sciences de la Terre et de l’environnement (SSTE) et spécialiste reconnu en dendrochronologie (discipline qui consiste à étudier les cernes des arbres pour analyser le changement climatique), Markus Stoffel ne s’est pas soudainement converti à l’éthologie. Ce type de connaissances – ainsi que quelques rudiments de survie dans les forêts du Grand Nord américain – sont toutefois indispensables au bon déroulement de son dernier projet de recherche, baptisé «Hoolgoyh», qui signifie «glissement répétitif» en langue athapascane. Un travail lancé en 2023, d’abord dans le cadre d’un congé scientifique passé en partie en famille, puis poursuivi avec le soutien, depuis mars 2025, du Fonds national de la recherche scientifique ainsi que des autorités états-uniennes, qui a conduit le chercheur à s’aventurer à trois reprises au beau milieu de l’Alaska, sur les contreforts des Brooks Range.

Longue de 1100 km pour une largeur de 240 km, la chaîne de montagnes des Brooks traverse la quasi-totalité de l’Alaska d’ouest en est. Son point culminant est le mont Isto avec ses 2736 mètres.

Lobes instables 
Tout comme les Alpes, ce territoire, situé au-delà du cercle polaire, est particulièrement affecté par le changement climatique qui s’y manifeste notamment par une instabilité croissante de ce que les populations locales appellent les Frozen Debris Lobes (FDLs). Soit des masses de terre, de roches, d’arbres et de glace qui, entraînées par le dégel du pergélisol sur les versants des montagnes, se comportent à peu de chose près comme les glissements de terrain que nous connaissons sous nos latitudes.

Souvent larges de 100 à 500 m, épais de 20 à 50 m, s’étendant sur près d’un kilomètre ou plus, ils peuvent se déplacer à une vitesse de plus de 2 cm par jour et jusqu’à plusieurs dizaines de mètres par an. Certains d’entre eux constituent une menace réelle pour les rares infrastructures de la région, et notamment pour l’oléoduc transportant le pétrole extrait sur la côte nord du continent. Assurer la protection de ces installations n’est cependant pas le but premier du projet conduit par Markus Stoffel.

«Il se trouve que l’un des responsables de l’entreprise qui gère le pipe-line dans la région est le père du technicien qui nous accompagnait lors de notre dernier séjour sur place, en mai dernier, explique Markus Stoffel. En discutant avec lui, nous avons rapidement compris que, pour autant que le prix du pétrole reste stable, le fait que les versants bougent ne constitue pas vraiment une préoccupation pour eux. Ils souhaitent bien sûr identifier les sites à risque mais ils ne cherchent pas forcément de solution pour remédier au problème dans la mesure où ils font suffisamment de bénéfices pour déplacer leur installation si cela s’avère nécessaire.»

Les cernes du petit âge glaciaire
D’un point de vue strictement scientifique, les FDLs revêtent néanmoins un intérêt qui dépasse le cadre local. Peu étudiées, et encore mal connue, ces curiosités géomorphologiques témoignent en effet de changements qui, bien que de nature différente, ne sont pas si éloignés de ce qui se passe actuellement dans les Alpes. Modéliser leur comportement permettrait ainsi de mieux comprendre comment le changement climatique peut influencer le type de processus auquel on a récemment assisté à Blatten, par exemple.

«Contrairement aux terrains sur lesquels nous sommes habitués à travailler dans nos régions, précise Markus Stoffel, les sites d’étude en Alaska se trouvent à une altitude relativement basse (entre 600 et 1200 mètres). On y trouve à la fois du pergélisol et des arbres parfois vieux de plusieurs centaines d’années et dont l’analyse des cernes permet de reconstituer l’évolution du climat et des instabilités de versants de la fin du petit âge glaciaire, vers la fin du XIXe siècle, jusqu’à nos jours.»

Encore faut-il être en mesure d’approcher les fameux arbres, ce qui n’est pas une mince affaire. Si vous voulez rejoindre les forêts du Grand Nord depuis Genève, comptez en effet une vingtaine d’heures de vol et trois escales pour rejoindre la ville de Fairbanks. À partir de là, le reste du chemin (huit heures de trajet sans compter les inévitables crevaisons) vers Wiseman, but du périple, se fait en jeep ou en camion, via la Dalton Highway, qui n’a d’autoroute que le nom, puisqu’il s’agit d’une piste de terre truffée de pot holes, de nids-de-poule causés par des infiltrations d’eau pouvant mesurer 30 à 40 centimètres de diamètre pour une profondeur allant jusqu’à un mètre.

Avant de prendre la route, il faut toutefois veiller à emporter tout le matériel et les vivres nécessaires à l’expédition, y compris de l’essence en suffisance, payée 3 fois plus cher que dans le reste du pays. Car, après une station-service à mi-parcours, qui permet surtout de remettre en état les pneumatiques mis à rude épreuve, on ne trouve plus grand-chose à Wiseman, hormis un Bed and Breakfast tenu par un couple d’allemands qui offre le gîte, dans des cabanes en rondins spartiates mais confortables, ainsi qu’un petit déjeuner constitué de pancakes, d’omelettes et d’un «Swiss miss», soit un peu de poudre chocolatée diluée dans de l’eau.

L’ours à l’œil
«Outre le matériel scientifique, j’ai acheté des vivres pour les six membres de l’équipe ainsi que deux caisses de jus d’orange que j’ai placés au congélateur pendant une nuit afin de tenir au frais les aliments périssables une fois en route, parce que sur place il n’y a pas de réfrigérateur, détaille Markus Stoffel. Le terrain étant très humide, je me suis aussi muni de bottes en néoprène, de guêtres et j’ai pris protections contre les moustiques pour toute l’équipe. Après avoir été formé à son utilisation, chacun a également reçu son spray anti-ours ainsi qu’une radio permettant de rester en contact permanent une fois dans la nature. Enfin, tous les membres de l’équipe ont été formés au comportement à adopter en cas de rencontre avec un plantigrade, ainsi qu’à faire la différence entre un ours noir et un grizzli, ce qui n’est pas toujours une mince affaire dans la mesure où il ne suffit pas de se fier à la couleur de leur pelage, qui peut beaucoup varier.»

Avec ses 11 habitants permanents, Wiseman, un ancien village de chercheurs d’or fondé au début du XXe siècle, tient lieu de camp de base à l’équipe qui dispose lors de ce dernier séjour de treize jours sur place. Les douze premiers sont consacrés à la récolte de données, le dernier à un repos bien mérité.

Le rythme de travail que s’est imposé le petit groupe de chercheurs, constitué de Markus Stoffel, de deux doctorants et d’un postdoctorant issus de l’Université de Genève, d’une scientifique de l’Université de Fairbanks ainsi que d’un technicien, est en effet assez soutenu: lever à 6 h, puis trajet en camion pour se rapprocher autant que possible du point retenu pour les prélèvements, suivi d’environ une heure de montée sur un terrain difficile, soit environ 80 kilomètres sur l’ensemble du séjour. «Entre la boue, les restes de neige et les torrents gelés, le sol est relativement glissant, précise Markus Stoffel. Si bien que nous nous sommes souvent retrouvés à quatre pattes, soit à la suite d’une chute, soit parce que c’était le seul moyen de continuer à avancer. Et comme il n’y a pas de sentier, il faut trouver sa route au GPS à partir des repères pris sur la carte, ce qui n’est pas toujours facile car certaines zones sont couvertes d’arbustes extrêmement denses qui les rendent quasiment impénétrables.»

Après la récolte des échantillons, retour par le même chemin, avec une trentaine de kilos supplémentaires sur le dos pour la descente vers le véhicule, avant de regagner Wiseman aux alentours de 20 h. Une fois de retour au gîte, il faut encore trier et archiver la récolte quotidienne, préparer le repas du soir, ranger le matériel et mettre à sécher des vêtements souvent détrempés par l’humidité ambiante, ce qui porte l’heure du coucher aux alentours de 22 ou 23 h.

Coupes à la chaîne
Contrairement à ce qui se passe généralement pour les études menées en milieu alpin, où les chercheurs procèdent par carottage, les prélèvements ont, cette fois-ci, été effectués à la tronçonneuse, par les bons soins du technicien, l’équipe ayant obtenu des autorités locales l’autorisation d’abattre 1000 arbres durant leur séjour.

C’est à Markus Stoffel qu’il appartenait de sélectionner les candidats retenus en fonction de leur emplacement et de leur forme. 

Au sein des forêts qui recouvrent les Frozen Debris Lobes, on trouve des épicéas vieux de 300 à 400 ans qui surfent depuis leur naissance sur ce terrain instable. Il en résulte diverses déformations qui peuvent aller dans un sens comme dans l’autre et dont les traces restent visibles pour qui sait regarder. «Lorsqu’un arbre est incliné, il cherche à se remettre en position verticale en produisant du bois de compression du côté où il est penché, explique le dendrochronologue. Or, ces épisodes, qui peuvent durer cinq ans dans un sens puis dix ans dans un autre, laissent des traces dans les cernes de l’arbre. En recoupant un nombre suffisant d’échantillons dont les coordonnées ont été soigneusement répertoriées, on peut reconstituer l’instabilité de ces versants sur une période relativement longue. Et éventuellement produire des modèles permettant de comprendre comment ce type de milieu peut évoluer en fonction du changement climatique, ce qui est précisément l’objectif de cette mission.»

Au final, l’équipe n’aura finalement sacrifié que 600 individus pour les besoins de l’étude. Et pas forcément de gaîté de cœur. «Ce n’est pas une façon de procéder que j’apprécie particulièrement, dans la mesure où il n’est jamais agréable de couper un arbre, mais dans le cas présent, en discutant avec des représentants des premières nations, on a su que ces végétaux étaient de toute manière condamnés «à plus ou moins court terme «par l’évolution du climat. Les abattre est donc un moindre mal qui nous a permis d’obtenir des informations plus complètes parce que sur un segment de tronc complet, on peut voir plus de choses que sur une simple carotte. »

Métier à risque
Pertinente sur le plan scientifique, la méthode est toutefois plus compliquée à mettre en œuvre. D’abord, parce qu’il faut transporter à dos d’homme deux tronçonneuses ainsi que les réserves d’huile et d’essence nécessaires à leur fonctionnement sur le lieu de coupe. Ensuite, parce que le maniement de ces engins n’est pas sans risque et enfin, parce que, compte tenu de leur morphologie très perturbée, il est parfois difficile d’estimer précisément l’endroit où va tomber tel ou tel arbre. «J’ai toujours veillé à tenir à bonne distance les membres de l’équipe, et plus particulièrement les plus jeunes, lors de ces moments critiques, signale Markus Stoffel. Mais notre technicien s’en est magnifiquement sorti. Sur l’ensemble des coupes que nous avons effectuées, il n’y a que trois ou quatre arbres qui n’ont pas fini leur course à l’endroit qu’il avait prévu.»

Quand on travaille au beau milieu du Grand Nord et que le premier hôpital se trouve à une dizaine d’heures de trajet, le principal danger est toutefois ailleurs. La chasse au fusil étant prohibée dans la région, la faune y est relativement riche et les prédateurs ne manquent pas pour qui ne prendrait pas ses précautions. Lorsqu’il est accompagné de ses petits, comme c’est le cas au printemps, l’élan, qui peut atteindre jusqu’à 2,30 mètres au garrot, peut ainsi s’avérer assez agressif. Les loups, bien qu’ils se tiennent généralement éloignés des humains, sont également bien présents. L’équipe en a croisé un, tenant un lapin dans sa gueule, lors d’un trajet vers un lieu de coupes et il n’est pas rare de les entendre hurler à quelques centaines de mètres une fois la nuit tombée. Mais en Alaska, l’ennemi public numéro un reste sans conteste le grizzli. Même si les attaques mortelles restent relativement rares (en moyenne une par année pour l’ensemble de l’Amérique du Nord), mieux vaut éviter de croiser le chemin de ce plantigrade tout sauf placide.

«Dès que l’on quittait notre véhicule, témoigne Markus Stoffel, on commençait à faire ce bruit en répétant “Hey Bear” à peu près toutes les trente secondes pour se prémunir contre une mauvaise rencontre. Nos sprays à la ceinture, nous étions également en contact permanent grâce à nos radios.»

Rencontre matinale
Un matin, alors que Markus Stoffel ouvre le chemin et que l’équipe progresse dans un segment de forêt assez dense, le scientifique voit une forme bouger à une dizaine de mètres. Il s’aperçoit qu’elle l’a vu aussi et qu’il s’agit d’un grizzli. «Dans ce genre de moments, poursuit-il, on se dit qu’on devrait prendre des photos, mais mon premier réflexe a été de prévenir les autres de ne pas bouger, de mettre la main sur son spray et de croiser les doigts. On est restés là un moment à tendre l’oreille, puis comme il n’y avait plus de signe de présence, je me suis approché de l’endroit où j’avais vu la bête et j’ai trouvé ses empreintes. Pour ne pas stresser outre mesure le reste de l’équipe, je leur ai simplement dit qu’il s’agissait d’un animal, que celui-ci s’était éloigné et qu’il n’y avait plus de danger.»

Quelques jours plus tard, alors qu’il se trouve en plein travail de coupe et qu’il est donc équipé de bouchons d’oreilles pour se protéger du bruit de la tronçonneuse – ce qui ne fait qu’accentuer le sentiment de vulnérabilité face au danger potentiel –, Markus Stoffel, tous les sens en alerte, sent une forte odeur non loin du lieu où il se trouve. Cessant toute activité, il hèle le technicien qui lui confirme rapidement qu’il s’agit, là encore, d’un grizzli ayant probablement l’habitude de fréquenter ce coin de montagne, mais qui fort heureusement ne daignera pas montrer le bout de sa truffe ce jour-là.

«Même si on s’efforce de rester concentrés sur nos objectifs de recherche, concède le scientifique, il faut bien reconnaître que c’est le genre d’expérience que l’on ne vit généralement pas dans les Alpes. Et c’est aussi ce qui rend ce type de séjour inoubliable.»

Vincent Monnet