Campus n°116

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Extra-muros | Népal

La Course contre la mort des volontaires à moto du Teraï

Les morsures de serpents neurotoxiques ont longtemps constitué un problème de santé publique important dans le sud-est du Népal. Elles sont aujourd’hui en chute libre grâce à un système de volontaires à deux-roues mis en place par des chercheurs de la Faculté de médecine

Accolé aux plus hauts sommets du monde, le Népal est connu pour ses paysages immaculés et ses circuits de haute montagne. Moins pour ses reptiles. La région du Teraï abrite pourtant des espèces rares telles que le crocodile des marais ou le gavial du Gange, ainsi qu’une grande variété de serpents dont certains, comme le cobra et le bungare, peuvent causer des morsures fatales pour l’homme. Depuis quelques années, la mortalité liée à ce type d’attaque est cependant en chute libre dans l’est du Teraï. La raison de ce recul ne tient ni à la disparition de ces espèces ni à une baisse de leur agressivité, mais à l’intervention d’un groupe de chercheurs de la Faculté de médecine et des HUG dans le cadre d’un accord de coopération avec le BP Koirla Institute of Health Sciences de Dharan. Explications.

« Notre collaboration avec le Népal a commencé au moment même où j’ai rejoint l’Unité de médecine des voyages et des migrations (actuellement Service de médecine tropicale et humanitaire) des HUG, explique François Chappuis, professeur associé au Département santé et médecine communautaire (Faculté de médecine) et responsable du projet. Son directeur de l’époque, le professeur Louis Loutan, m’a demandé de suivre ce dossier, si bien qu’un mois après mon engagement je me suis retrouvé dans la région du Teraï pour un premier séjour visant à évaluer les besoins de l’institution partenaire, à comprendre son fonctionnement et à identifier des individus intéressés par le projet de partenariat. »

Lors de ce premier contact, deux problèmes sont d’emblée évoqués par les interlocuteurs népalais de François Chappuis: celui de la leishmaniose (lire en page 43) et celui des morsures de serpents.

Située dans le sud-est du pays, à la frontière avec l’Inde, la région du Teraï constitue un prolongement de la plaine du Gange. C’est une zone rurale où règne un climat de type tropical. Déboisement oblige, les contacts entre les serpents neurotoxiques, qui ne peuvent plus se cacher dans la jungle, et les populations humaines y sont devenus très fréquents au cours des dernières décennies. Ils surviennent le plus souvent lors du travail dans les champs, qui est généralement effectué sans bottes ni protections particulières, ou à l’intérieur même des maisons.

« Le bungare est un animal assez sournois, précise François Chappuis. Contrairement au cobra, il n’hésite pas à pénétrer dans les habitations durant la nuit à la recherche de petits rongeurs. Comme dans les villages, la plupart des gens dorment à même le sol, il peut arriver qu’ils dérangent le serpent en bougeant dans leur sommeil et se fassent mordre. »

Venin fatal Les statistiques officielles sur la mortalité liée aux morsures de serpent ne prenant en compte que les personnes décédées à l’hôpital, le premier travail des chercheurs genevois a été de mesurer l’ampleur réelle du problème. Réalisée au niveau communautaire, sur la base de questionnaires, cette étude a confirmé que l’incidence et la mortalité des morsures de serpent étaient très élevées. Comme le soupçonnaient les chercheurs, elle a également montré que 80 % des décès se produisaient avant que les personnes n’arrivent à l’hôpital (la moitié dans le village, l’autre en chemin) et par conséquent échappaient aux recensements officiels.

« Le venin d’un cobra ou d’un bungare contient des neurotoxiques qui paralysent progressivement le système nerveux, explique François Chappuis. En moins d’une heure, il peut entraîner un arrêt cardiaque. La seule façon d’éviter cette issue fatale est de transporter dans les plus brefs délais la victime dans un centre de traitement disposant de systèmes d’assistance respiratoire et de sérum anti-venin. »

Système de garde Le problème, c’est que la plupart des villages de la région du Teraï sont isolés des structures médicales adéquates et desservis par un réseau routier praticable uniquement à pied, à dos d’âne ou à deux-roues. « Dans chaque village, il y a au moins une moto, poursuit François Chappuis. D’où l’idée de faire appel à leurs propriétaires. En collaboration avec la Croix-Rouge népalaise, nous avons donc mis sur pied un système de volontaires. Ces personnes sont disponibles 24h sur 24, grâce à un système de garde. Et ils ont pour mission de transporter à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit les victimes de morsures de serpent vers un hôpital. »

D’abord menée à titre pilote dans quatre villages, l’expérience a débouché sur une légère diminution de l’incidence des morsures, due sans doute au programme de prévention et aux séances d’information à la population qui accompagnaient le projet. Mais elle a surtout eu un impact énorme sur la mortalité liée à ces incidents, qui a subi une réduction de pratiquement 90 %.

Face à une telle réussite, l’étape suivante a consisté à élargir cette stratégie dans tout l’est du Teraï, puis dans d’autres régions du pays. Désormais coordonné par la Croix-Rouge népalaise, qui prend notamment en charge le remboursement des frais de carburant des volontaires à moto, le programme touche actuellement un bassin de population d’environ 300 000 personnes.

L’équipe conduite par François Chappuis ne s’est cependant pas arrêtée en si bon chemin. Constatant des défaillances dans la prise en charge clinique des patients victimes de morsures de serpent, elle a lancé la première étude prospective randomisée jamais conduite en Asie en vue d’optimiser le dosage des sérums anti-venins. Sur le sujet, deux écoles s’affrontent en effet. Le protocole national népalais préconise ainsi un dosage empirique consistant en une dose de sérum relativement modeste en début de traitement suivie de quelques ajouts en fonction de l’évolution de l’état du patient.

De leur côté, les experts internationaux, suivis par l’Organisation mondiale de la santé, recommandent une dose initiale beaucoup plus forte (dix ampoules au lieu de deux). En cours de finalisation, les résultats seront présentés ce printemps aux représentants du Ministère de la santé népalais.

Identifier l’agresseur En parallèle, les chercheurs genevois sont en train de développer un test de diagnostic rapide permettant d’identifier le serpent responsable d’une morsure. Ces animaux faisant l’objet d’un culte au Népal, il est en effet rarissime (moins de 10 % des cas) que le patient ou sa famille amène à l’hôpital le reptile l’ayant attaqué. Et quand c’est le cas, les médecins ne sont pas toujours aptes à reconnaître l’espèce dont il s’agit. C’est pourtant une donnée importante dans la mesure où le sérum n’a qu’un effet moindre sur le venin de certaines espèces telles que le bungare par exemple. Dans ce cas de figure, ce qui se passe en général, c’est que le sérum n’agissant pas ou mal, on augmente continuellement les doses – qui coûtent très cher – sans obtenir pour autant d’amélioration chez le patient alors qu’il vaudrait mieux placer cette personne sous assistance respiratoire en attendant que la jonction neuro-musculaire se reconstitue, ce qui peut prendre plusieurs jours.

Pour compléter le dispositif, un guide photographique informant les professionnels de la santé travaillant dans les régions rurales sur cette faune à risque, sur les moyens de reconnaître les différentes espèces et sur la prise en charge des victimes de morsures a également été réalisé. Publié sous l’égide du Ministère de la santé népalais, le document est disponible depuis février 2013.

« Au final, il me semble que chacune des parties est gagnante, conclut François Chappuis. Il y a un impact positif sur la prise en charge des patients, ce qui reste le guide qui dicte nos priorités. Le projet a aussi des répercussions favorables sur les volontaires à moto dont l’image au sein de la communauté est fortement valorisée ainsi que sur la vie professionnelle de nos collègues népalais qui deviennent des références nationales et parfois régionales dans les domaines sur lesquels ils travaillent. De notre côté, ce projet a aussi beaucoup contribué à notre propre développement académique, sans compter les liens d’amitié qui se sont tissés avec le temps et le sentiment d’avoir fait quelque chose d’utile. »

Vincent Monnet

« Venomous Snakes of Nepal. A Photographic Guide », par S.K. Sharma, D.P. Pandey, K.B. Shah, F. Tillack, F. Chappuis, C.L. Thapa, E. Alirol et U. Kuch, 77 p. Brochure en anglais et en népalais disponible gratuitement à l’adresse: http://tinyurl.com/nepalsnakes

Un «dipstick» contre le kala-azar

La leishmaniose viscérale, aussi appelée « fièvre noire » ou « kala-azar », est une maladie tropicale véhiculée par un moucheron (le phlébotome). Causant des fièvres prolongées, des douleurs abdominales et un amaigrissement progressif, elle est mortelle dans 100 % des cas en l’absence de traitement et tue chaque année environ 50 000 personnes dans le monde. Négligé tant par la communauté scientifique que par l’industrie pharmaceutique, le « kala-azar », fait donc logiquement figure de priorité pour les autorités sanitaires de la région du Teraï. L’équipe de François Chappuis s’y est donc intéressée dès son arrivée sur place dans le cadre du partenariat signé avec BP Koirala Institute of Health Sciences. Conformément aux attentes exprimées par les cliniciens locaux, elle a d’abord concentré ses efforts sur les difficultés liées au diagnostic de la maladie qui ne pouvait alors se faire qu’au moyen d’une ponction de moelle osseuse. L’opération nécessitant un séjour en milieu hospitalier, elle était inaccessible pour une bonne partie de la population. La solution imaginée par les chercheurs genevois, en collaboration avec l’Organisation mondiale de la santé et l’Institut de médecine tropicale d’Anvers, repose sur un test de diagnostic rapide (dipstick) basé sur la détection d’anticorps dans le sang des patients. Facile d’utilisation, peu coûteux, il peut être pratiqué au lit du patient et apporte des résultats extrêmement fiables. Le test est par ailleurs suffisamment spécifique pour éviter d’exposer inutilement des patients qui ne sont pas réellement malades à un traitement onéreux et toxique. Validé par plusieurs études, le «dipstick» est aujourd’hui intégré aux protocoles nationaux de prise en charge du kala-azar au Népal, ainsi qu’en Inde et au Bangladesh. Sachant que 50 à 70 % des patients présentant les symptômes du kala-azar (fièvre persistante et une rate agrandie) souffrent en fait d’autre chose, François Chappuis et son équipe cherchent désormais, dans le cadre d’un projet financé par l’Union européenne, à affiner les connaissances sur les autres maladies responsables de fièvre persistante présentes dans la région. Concrètement, il s’agit d’identifier des critères cliniques ou d’autres tests diagnostiques rapides permettant de développer des algorithmes diagnostiques et thérapeutiques plus performants (www.nidiag.org). VM