Campus n°133

Les neiges de l’Himalaya sur une pente glissante

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La hausse des températures est responsable d’une augmentation de la fréquence et de la puissance des avalanches dans l’Himalaya. C’est ce que démontre une étude conduite sur le terrain grâce à l’analyse des cernes de croissance des arbres.

Réservé pour l’instant aux cas d’urgence médicale grave, le tunnel du Rohtang devrait être ouvert sans restriction au printemps prochain. Avec sa galerie de 8,8 kilomètres, l’ouvrage est le plus long du monde à plus de 3000 mètres d’altitude. Permettant de contourner le col du même nom – fermé huit mois sur douze –, il a été conçu pour assurer une route praticable en tout temps entre la vallée reculée du Lahaul-Spiti, où passe l’un des deux seuls itinéraires vers le Ladakh, et le reste de l’Inde.
L’enjeu est donc considérable tant sur le plan stratégique – la frontière chinoise étant toute proche – qu’économique, puisque les autorités parient sur une augmentation notable du tourisme dans cette région qui compte déjà parmi les plus visitées du pays. Le problème, c’est que la région est loin d’être sûre et que cela ne devrait pas s’arranger dans les années à venir. C’est ce que démontre une étude menée sur le terrain par deux chercheurs de l’Institut des sciences de l’environnement (ISE) dans le cadre du projet Indian Himalayas Climate Change Adaptation Programme (IHCAP).
Mené conjointement par les autorités indiennes et helvétiques et soutenu à hauteur de 3,5 millions de francs par la Direction du développement et de la coopération, ce projet, dont la direction scientifique est assurée par l’UNIGE, vise à améliorer les connaissances sur les conséquences du changement climatique dans la région de l’Himalaya indien afin de renforcer les capacités d’adaptation des populations affectées.


Un constat sans appel

Basé sur l’analyse des cernes de croissance des arbres, le travail mené par l’équipe de l’ISE a permis de reconstituer l’histoire des avalanches dans la région sur près de 150 ans. Et le résultat est sans appel puisqu’on assiste, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, à une augmentation tant du nombre que de la puissance des coulées. D’un événement par décennie, la fréquence augmente ainsi jusqu’à atteindre pratiquement un événement par année. Clairement associés à la hausse des températures, ceux-ci sont par ailleurs plus importants, ils parcourent une distance plus grande et se déclenchent plus tôt dans la saison.
«En Europe et en Amérique du Nord, diverses études ont montré que la baisse des précipitations et la réduction de la couverture neigeuse observées ces dernières décennies ont conduit à un retrait des zones affectées par les avalanches, explique Juan Antonio Ballesteros-Cánovas, maître d’enseignement et de recherche à l’ISE et premier auteur de l’étude. En revanche, cette relation n’est pas claire dans les zones plus élevées du globe pour lesquelles les données et les observations font défaut.»

Parole d’arbre

D’où l’intérêt de recourir à la dendrochronologie, technique qui consiste à analyser les cernes de croissance du bois. Lorsqu’un arbre est meurtri, enseveli ou encore penché par la pression d’une coulée, il en conserve en effet des traces que les scientifiques sont aujourd’hui capables d’identifier avec une précision annuelle, voire saisonnière.
Dans le premier cas de figure, il s’agit du développement de tissus calleux et de canaux résinifères destinés à la cicatrisation et à la protection contre les attaques d’insectes. Dans la deuxième situation, la croissance du végétal étant ralentie, ses cernes sont donc plus resserrés pendant une certaine période. Dans la dernière hypothèse, enfin, on constate l’apparition de « bois de compression » permettant le redressement progressif de l’arbre.

Aux portes du Rohtang

Conduite lors de deux séjours d’un mois (entre 2013 et 2015) dans l’État de l’Himachal Pradesh, l’étude, publiée ce printemps dans la revue Proceedings of the National Academic of SciencePNAS, porte sur un site localisé à quelques kilomètres de l’entrée du tunnel du Rohtang, entre les villages de Solang et de Dhundi, dans le district de Kulu.
Orientée au sud-est, la pente choisie offre une déclinaison moyenne de 35° pour une altitude variant entre 2600 et 4200 mètres. Le long de la rivière et donc à proximité de la route, on trouve un rudimentaire village de tentes bâti par des étudiants en géologie et qui a également servi de camp de base à l’équipe genevoise. Pas question toutefois de camper sur place.
«À notre arrivée au mois de mai, il restait encore beaucoup de neige sur les hauteurs et il y avait des traces de coulées un peu partout sur les versants, dont certaines étaient à l’évidence très récentes, raconte Juan Antonio Ballesteros-Cánovas. La région compte par ailleurs certaines espèces de serpents venimeux et on a même entendu parler d’une espèce de tigre qui serait présent un peu plus bas dans la vallée. Les routes étant convenables dans cette partie de l’Inde, il semblait donc plus raisonnable de loger à l’hôtel dans l’une des villes voisines et de faire le trajet quotidiennement jusqu’à notre site d’étude, quitte à devoir partager nos nuits avec des araignées grosses comme le poing.»

Le pic des années 2000

Après les repérages d’usage, la zone retenue a été soigneusement quadrillée en petites parcelles. Sur chacune d’entre elles, un certain nombre d’arbres portant les stigmates d’une avalanche (144 en tout) ont été sélectionnés pour subir un prélèvement par carottage. Les 52 anomalies repérées par les chercheurs grâce à cette opération ont ensuite été datées avant d’être rapportées sur une carte géographique afin de visualiser leur parcours et la chronologie des événements.
« Nous sommes parvenus à remonter jusqu’à 1855 et à identifier 38 avalanches au cours de cette période, explique Juan Antonio Ballesteros-Cánovas. Sur le long terme, l’activité n’est pas très régulière mais nos résultats montrent une rupture nette à partir des années 1970, avec une augmentation tant de l’ampleur que de la fréquence des événements. Le summum étant atteint depuis le début des années 2000 avec une quinzaine de coulées contre un événement par décennie dans la période qui précède. »

Corrélation claire

Pour déterminer la responsabilité du changement climatique dans cette évolution, l’ensemble des données récoltées par les chercheurs de l’ISE a été associé à des relevés de températures au sein d’un modèle statistique innovant permettant de prendre en compte l’effet probable des avalanches antérieures sur la topographie des lieux, à savoir une destruction de la couverture végétale susceptible de constituer un facteur aggravant.
Les résultats de ces calculs ne laissent guère planer de doute puisque l’augmentation de la fréquence et de l’étendue des avalanches suit très fidèlement la courbe de température qui, dans cette région très exposée, a connu une suite de hausse allant de 0,2 à 0,4 degré par année.

Manteau mouillé « La structure du manteau neigeux est altérée par la pluie, qui tombe désormais plus haut et plus tôt dans la saison, complète Juan Antonio Ballesteros-Cánovas. Au printemps, on se trouve donc avec d’importants amas de neige mouillée. L’eau réduisant le frottement, les coulées se détachent plus facilement, parcourent de plus grandes distances et conservent un fort impact de destruction même dans les derniers mètres de leurs parcours. »
Rassemblés dans un rapport, les résultats obtenus par l’expédition genevoise ont été transmis au gouvernement indien, lequel n’a pas encore réagi officiellement.
« Nos conclusions, qui peuvent raisonnablement être étendues à l’ensemble de la région, montrent que le risque d’avalanche est en augmentation et qu’il s’étend désormais à des zones où les activités humaines sont en constante augmentation, résume le chercheur. Dans le cas présent, il semble évident que la sécurité des usagers du futur tunnel ne sera pas assurée si des mesures préventives, telles que l’installation de paravalanches par exemple, ne sont pas prises. Ceci étant, le gouvernement a maintenant toutes les cartes en main pour agir. »


Vincent Monnet