Campus n°153

À l'ombre des palétuviers de Gambie

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Une expédition scientifique a remonté le cours du fleuve Gambie à bord du voilier  Mauritius afin d’étudier l’état de santé de la mangrove. Cet écosystème, qui renferme une biodiversité très importante, est menacé par les changements climatiques.

« Je suis un chercheur de terrain qui en a été privé depuis presque trois ans à cause de la pandémie de Covid-19. C’est dire si j’étais heureux de salir de nouveau mes chaussures dans la boue gluante de la mangrove du fleuve Gambie. »

Un retour aux affaires qui n’a d’ailleurs pas manqué de panache puisque c’est à bord du Mauritius, une goélette de 30 mètres en acier, que Daniel McGinnis, professeur associé à l’Institut F.-A. Forel des sciences de l’environnement et de l’eau (Faculté des sciences), et ses coéquipiers ont quitté le port de Banjul, la capitale de la Gambie, pour remonter le majestueux cours d’eau qui traverse le pays. Durant une semaine, poussé par le vent – et parfois par le moteur –, le deux-mâts appartenant à la Fondation Pacifique a convoyé entre les forêts de palétuviers ce groupe d’une vingtaine de personnes pour étudier un des écosystèmes les plus riches en biodiversité qui se trouve aujourd’hui menacé par les changements climatiques et les activités humaines.

« On sait très peu de choses sur l’état de santé de la mangrove de Gambie qui borde les rives du fleuve, expose Daniel McGinnis. Il n’y a quasiment jamais eu d’études ni de programmes de protection concernant cet environnement qui joue pourtant un rôle crucial pour l’écologie autant que pour l’économie et la culture locales. C’est pourquoi l’objectif de notre première expédition – et de celles qui vont suivre – consiste à construire une base de données scientifiques sur cette mangrove qui permettra la réalisation d’analyses et d’études indispensables à sa protection. »

La mangrove de la Gambie a colonisé les rives du fleuve jusqu’à 200 kilomètres en amont, où la marée se fait encore sentir et apporte de l’eau saumâtre. Elle renferme une faune et une flore d’une grande diversité et est caractérisée par des forêts de palétuviers, de grands arbres capables de vivre dans un environnement salé. Leurs racines enchevêtrées forment des barrières infranchissables et plongent dans une vase peu engageante.

Pascal Baumgartner, responsable médias à la Fondation Pacifique, en sait d’ailleurs quelque chose. Le troisième jour de l’expédition, alors qu’il est chargé de réaliser des prises de vues de la mission à l’aide d’un drone, il fait malencontreusement voler son appareil au beau milieu des arbres, 500 mètres plus loin. Guidé par un dispositif sonore, il réussit à le localiser. Pour le récupérer, il doit toutefois débarquer du zodiac, se mettre à l’eau et pénétrer dans la mangrove. Enfoncé jusqu’à la taille dans une vase visqueuse, il patauge difficilement entre des racines géantes. Il retrouve heureusement le drone intact et retourne laborieusement vers le zodiac. Alors qu’il se croit au bout de ses peines, Pascal Baumgartner saisit une main secourable que lui tend le professeur Kam Tang, expert en zooplancton de l’Université de Swansea au Royaume-Uni. Mais au lieu de remonter le pilote de drone à bord, l’opération « main tendue » se solde par la chute des deux dans l’eau brunâtre et boueuse.

Recherche et éducation

Il se trouve que l’infortuné et désormais boueux Kam Tang est l’un des instigateurs de l’expédition. Il en a eu l’idée avec son ancienne étudiante, Maiyai Hocheimy, une Américaine d’origine gambienne. Cette dernière, spécialiste en écologie marine, a fondé près de Banjul dans les années 2010 le Great Institute, dédié à la recherche et à l’éducation sur les écosystèmes marins, d’eau douce et côtiers de Gambie. Les deux scientifiques collaborent depuis des années et c’est dans le but de concrétiser leur plan qu’ils font appel à Daniel McGinnis. À trois, ils montent un projet d’expédition le long de la Gambie alliant recherche et éducation. Le départ est prévu pour l’été 2020, mais la pandémie de Covid-19 en décide autrement. Les choses se dénouent finalement quand Daniel McGinnis apprend que le Mauritius, l’un des deux bateaux de la Fondation Pacifique, doit passer par Dakar, c’est-à-dire à deux encablures de la Gambie, au cours du mois de janvier 2023. Le chercheur genevois, qui a déjà travaillé à plusieurs reprises avec cette fondation (lire aussi Campus n° 134), parvient à convaincre ses responsables d’envoyer la goélette en mission sur le fleuve Gambie.

Le projet de recherche est adapté à la hâte et c’est ainsi que Daniel McGinnis, Kam Tang et Maiyai Hocheimy, embarquent à la mi-janvier sur le Mauritius depuis le port de Banjul. Le trio est accompagné d’Asma Chafter, une étudiante en master de l’Université de Genève, d’une conseillère humanitaire, chargée de faciliter les relations avec les populations locales, et d’une demi-douzaine d’étudiant-es, venu-es de différentes parties de la Gambie et même du Sénégal.

« La semaine avant de mettre les voiles, nous avons formé une vingtaine d’étudiant-es de l’Université de Gambie, précise Daniel McGinnis. Nous leur avons donné des cours sur certains thèmes des sciences de l’environnement, comme le cycle global du carbone, l’écologie des mangroves, etc. J’ai été frappé par leur enthousiasme. Malgré les conditions difficiles de leur vie quotidienne, les Gambiens et les Gambiennes sont d’un optimisme remarquable. Et ils l’assument : ils qualifient leur propre pays de Smiling Coast, la côte Souriante. Malheureusement, à la fin de la semaine, ne pouvant pas tous les embarquer, nous avons dû en sélectionner sept pour nous accompagner sur le bateau. »

Labyrinthe vert

Une fois les amarres larguées, le pont du bateau se transforme en plateforme d’enseignement et de recherche. Les étudiant-es sont initié-es aux méthodes de mesure de la qualité de l’eau (taux d’oxygène, température, salinité) et des gaz à effet de serre (essentiellement le CO2 et le méthane), aux prélèvements d’échantillons d’eau et de sédiments et à leur analyse au microscope pour identifier les espèces d’algues et de zooplancton. Le zodiac du Mauritius et un petit bateau prêté par le Great Institute remorqué à la traîne permettent de s’approcher de la rive et de remonter les affluents dont les méandres forment par endroits un véritable labyrinthe à travers la mangrove.

« Les palétuviers intéressent beaucoup les climatologues parce que leurs racines sont particulièrement efficaces dans la capture du gaz carbonique de l’atmosphère, explique Daniel McGinnis. Ces arbres préviennent aussi l’érosion et protègent contre la hausse des niveaux des mers ainsi que les vagues et les tempêtes qui lui sont associées. Le problème, c’est que la mangrove a tendance à disparaître. On suspecte qu’une des causes de ce recul, en plus de la pollution générée par l’industrie et l’agriculture, est l’augmentation de la salinité de l’eau, elle-même une conséquence des changements climatiques. »

À ce bouleversement global s’ajoute la menace, plus régionale, de la construction d’une nouvelle centrale hydroélectrique à Sambangalou, au Sénégal, à plusieurs centaines de kilomètres en amont du fleuve près de la frontière avec la Guinée. L’impact de ce futur barrage sur l’équilibre écologique de la mangrove reste une inconnue. Les trois scientifiques, qui prévoient de répéter leurs mesures deux fois par an, comptent néanmoins suivre de près l’évolution de la qualité de l’eau.

La vie à bord du Mauritius s’organise et comme la goélette ne dispose que de 11 couchettes, Daniel McGinnis, Kam Tang et les étudiant-es doivent se rendre tous les soirs dans un lodge sur la terre ferme.

« Je n’avais pas prévu la vitesse à laquelle le soleil se couche sous ces latitudes, plaide le chercheur genevois. L’astre tombe derrière l’horizon littéralement comme une pierre. Malheureusement, le premier transfert en zodiac a eu lieu un peu tard dans l’après-midi. J’avais entré la localisation GPS du lodge sur mon téléphone mais il y avait tout de même 7 kilomètres à parcourir dans le crépuscule naissant et je ne voulais vraiment pas me retrouver à naviguer en pleine nuit, sans visibilité, dans le dédale des voies d’eau de la mangrove et avec des étudiants à bord. J’ai donc mis les gaz. »

À pleine vitesse

Ce que Daniel McGinnis n’apprendra que plus tard, c’est que le groupe d’étudiants qu’il conduit n’a aucune expérience en bateau. Pendant la demi-heure que dure le trajet, ils restent silencieux. Malgré les gilets de sauvetage, ils sont terrifiés, tandis que le pilote prend un plaisir innocent à lancer le zodiac à pleine vitesse et à le faire rebondir sur les rares petites vagues.

L’équipe arrive au lodge avant la nuit mais les choses se gâtent le lendemain, sur le chemin du retour. Tant qu’il navigue à l’intérieur de la mangrove, le zodiac évolue sur un plan d’eau plat comme un miroir et dans un air vibrant du chant de milliers d’oiseaux. Mais lorsqu’il sort du dernier méandre et entre dans le fleuve proprement dit, le zodiac se trouve soudain face à un mur de vagues blanches, soulevées par un vent de face qui souffle à 15-20 nœuds. Voyant que les choses se compliquent, Daniel McGinnis pousse le moteur à plein régime. Le zodiac tape violemment sur l’eau. Des gerbes d’eau aspergent les occupants qui n’en mènent pas large. Dans un déchaînement de bruit, d’écume et de jurons, l’esquif progresse. Le Mauritius n’est plus qu’à 400 mètres, puis 200 mètres, quand, soudain, le moteur s’arrête net.

« J’étais consterné, se rappelle Daniel McGinnis. L’équipage de la goélette ne pouvait pas venir nous chercher car l’autre bateau d’appoint était en panne et l’eau où nous étions était trop peu profonde pour y engager le voilier. J’ai donc sorti les rames et demandé à certains étudiants de souquer ferme. Mais je voyais bien que leurs efforts étaient vains. Nous reculions, inexorablement, vers la mangrove. »
À cet instant, un des étudiants se déplace à l’intérieur du zodiac et, faisant cela, soulève son pied qui pinçait accidentellement le tuyau d’arrivée d’essence, ce que le chercheur remarque du coin de l’œil. Il tente alors de redémarrer le moteur, qui gronde aussitôt. Trempé de sueur, à cause de la température autant que du stress, Daniel McGinnis finit par mener l’embarcation au Mauritius.

Le lendemain matin, les conditions sont encore pires, avec un vent ayant forci à 25 nœuds et des creux de presque un mètre. Le second voyage est toutefois effectué avec le bateau du Great Institute, enfin réparé, qui est plus stable et plus adapté à ce genre d’exercice. Malgré les secousses et les manœuvres incessantes du pilote pour négocier les vagues, tout le monde arrive à bon port, mouillé mais indemne.
« Lorsque, plus tard, nous leur avons demandé ce qu’ils avaient aimé ou pas durant le voyage, les étudiant-es étaient unanimes, note Daniel McGinnis. Ils et elles avaient tous détesté les trajets en bateau. »

Dauphins et pêcheurs

Mis à part ces deux épisodes, la croisière scientifique sur le fleuve à bord du Mauritius se déroule sans heurt. Elle est ponctuée par la visite régulière de dauphins et de pêcheurs – souvent des enfants partis au large dès 4 heures du matin – auxquels les scientifiques achètent directement des poissons et des crevettes pour le déjeuner.

À une ou deux occasions, les étudiants et des étudiantes sont envoyés au contact de la population des villages côtiers pour l’interroger sur sa perception des changements affectant son environnement durant la dernière décennie et des défis qu’elle imagine pour le futur concernant ses activités. Les témoignages récoltés évoquent entre autres des modifications dans les populations piscicoles, une augmentation du taux de salinité de l’eau ou encore le recul de la mangrove.

Cette dernière est une ressource importante pour les communautés locales. Certaines femmes des villages alentour viennent notamment vers le fleuve pour cueillir les huîtres qui se développent sur les racines des palétuviers – selon ceux qui les ont goûtées, leur chair est excellente. Les ostréicultrices se plaignent toutefois d’éruptions cutanées apparaissant depuis quelques années sur leurs mains. Une sorte d’allergie dont la cause est inconnue pour l’instant – l’analyse des sédiments pourrait apporter des éléments de réponse en cas de détection d’un polluant dans les couches les plus récentes.

L’autre problème que rencontrent ces femmes, c’est que si la mangrove leur fournit leur gagne-pain, leur technique traditionnelle de pêche contribue à la détruire puisqu’elles coupent les racines des palétuviers avec des machettes pour récolter les huîtres. Depuis quelques années, sensibilisées sur la question, elles commencent à adopter des méthodes alternatives telles que l’utilisation de structures en bambou immergées près des racines sur lesquelles elles élèvent les huîtres.

Après six jours de navigation fluviale, le Mauritius se retrouve à Banjul, débarquant l’équipage sur les quais de la capitale. Mais rendez-vous est déjà pris l’année prochaine, même endroit, même mission, mais à bord de l’autre voilier de la Fondation Pacifique, Fleur de passion, dont le pont, plus grand, est mieux adapté à ce genre d’entreprise.


Anton Vos