Campus n°154

Avec les « séringuéros », gardiens de l’Amazonie

Un fabricant de baskets utilise du caoutchouc d’Amazonie. En payant les ouvriers locaux pour récolter le latex sur des arbres sauvages, il préserve la forêt du déboisement. Vraiment ? Dorothée Baumann-Pauly a mené l’enquête.

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« J’ai tendance à ne pas croire les sites Internet des entreprises qui vantent leur engagement en faveur des droits humains, du climat ou encore de la biodiversité. Je préfère vérifier cela de mes propres yeux. » Cette profession de foi, Dorothée Baumann-Pauly n’a pas peur de la prendre au pied de la lettre. Et c’est donc assez logiquement – et surtout pour les besoins de sa recherche et de son enseignement en Business and Human Rights – que la professeure titulaire à la Faculté d’économie et de management s’est retrouvée, en janvier dernier, sur une barque à remonter le rio Xapuri quelque part dans le sud-ouest de la forêt amazonienne. Il a fallu pas moins de dix heures de bateau sous les assauts de la chaleur, de l’humidité, des moustiques et du bruit assourdissant du moteur pour atteindre une « communauté facile d’accès » – selon les autorités – dont une des activités (en plus de l’élevage et de la culture de noix du Brésil) est la récolte de latex naturel sur des hévéas sauvages pour le compte de la marque française de baskets Veja. Le site Internet de l’entreprise, justement, souligne le caractère durable et éthique de sa stratégie, qui allie respect des droits humains et préservation de la forêt vierge. Et, partant, contribue à la lutte contre les changements climatiques.

Accompagnée de Justine Nolan et Andy Symington, deux collègues de l’Université de Nouvelle-Galles du Sud à Sydney en Australie, la chercheuse genevoise a voulu en avoir le cœur net et a pris rendez-vous avec Aldemy Cerqueira Maia Longa, un authentique séringuéro brésilien dont le métier consiste à collecter du latex. Un travail pour lequel lui ainsi que 1500 autres ouvriers répartis dans l’État brésilien d’Acre sont payés plus que convenablement.

« En plus du salaire de base versé pour la production du caoutchouc, l’entreprise française offre en effet une prime si le séringuéro, qui est aussi fermier à temps partiel, renonce à déboiser pour faire paître son bétail, explique Dorothée Baumann-Pauly, qui est également directrice du Geneva Center for Business and Human Rights. L’élevage, l’activité la plus lucrative dans cette région, est en effet la première cause de la déforestation. Mais l’incitation de Veja est alléchante. La prime qu’elle propose fait plus que doubler le prix du caoutchouc. Si bien que la récolte du latex représente désormais plus de 30 % du revenu des séringuéros. »

Le respect du contrat est vérifié grâce à des images satellites et à des contrôles sur place effectués par les employés de Cooperacre, la coopérative régionale basée à Rio Branco qui fait le lien entre Veja et les producteurs.

Plus de 40 °C
L’accueil dans le village est chaleureux – c’est-à-dire à la fois sympathique et littéralement chaud, avec un thermomètre qui dépasse les 40° au milieu de la journée. Des poulets courent partout. L’un d’eux finira d’ailleurs dans la casserole pour un des soupers du séjour. Une antenne satellite trône au coin d’une rue. Son emplacement désigne de fait le centre du village. C’est là que les enfants et les jeunes se regroupent avec leur téléphone mobile, en particulier le soir, pour bénéficier d’une connexion Internet capricieuse.

Les hamacs des visiteurs sont suspendus dans la baraque communautaire à côté de l’école. L’abri est ouvert aux quatre vents, mais le principal est d’avoir un toit au-dessus de sa tête. C’est en effet la saison des pluies et celles-ci ne se gênent pas pour tomber en trombe, même en pleine nuit.

Le travail d’Aldemy Cerqueira Maia Longa commence à 2 heures du matin. Dans le noir complet, il quitte son village après avoir allumé sa lampe frontale qui remplace l’antique lampe à gaz de ses ancêtres et dont le village conserve quelques exemplaires. Son circuit commence par une longue approche à travers des terres défrichées, envahies par les herbes hautes destinées au bétail. Il suit un étroit sentier qui le mène directement dans la forêt. Là commence un itinéraire connu de lui seul.

Au premier hévéa de son circuit, il sort un couteau courbé et aiguisé – un outil qui n’a pas changé à travers les âges – avec lequel il ouvre dans l’écorce une longue entaille en biais. Elle est assez profonde pour faire sortir le latex mais pas trop pour ne pas tuer l’arbre. Son salaire dépend de la sûreté de son coup de canif qui ne met pas en danger la survie des arbres. La nouvelle encoche vient s’ajouter à celles des nuits précédentes qui dessinent sur l’écorce une série de stries très serrées. Un petit récipient placé en bas du sillon recueille la précieuse sève. La fraîcheur de la nuit permet à la substance blanche et visqueuse de rester liquide. Sous la chaleur de la journée, elle coagulerait et son écoulement s’arrêterait rapidement.

Le métier du séringuéro n’est pas sans risques. Les morsures de serpent l’obligent à se chausser de bottes en caoutchouc. Il entend également feuler le jaguar quasiment à chacune de ses sorties. Mais il ne l’a encore jamais croisé. Parfois, il emmène son fils pour l’initier au métier que lui-même a appris de ses parents et qui se transmet ainsi depuis des générations. En trois heures, Aldemy Cerqueira Maia Longa entaille une centaine d’hévéas sauvages. Ensuite, il revient sur ses pas pour récolter les récipients remplis du latex qui a eu le temps de se figer. En tout, l’ouvrier parcourt une dizaine de kilomètres dans sa ronde nocturne. Il peut ainsi récolter environ 400 kg de caoutchouc par saison. Et ce, sans menacer l’intégrité de la forêt. De décembre à février, les arbres sont laissés tranquilles et peuvent régénérer leur écorce.

Sauf quand des étrangers font une visite impromptue, ce qui vaut au premier hévéa du parcours une entaille supplémentaire, pour la démonstration.

« Nous n’avons pas parcouru le circuit entier, confirme Dorothée Baumann-Pauly. Et nous ne sommes partis qu’à 5 heures du matin. Mais c’était une expédition assez éprouvante. Rien que l’approche représente une heure de marche. L’humidité, les moustiques et la boue sont omniprésents et la température monte très vite à plus de 40°. »

Michelin se met dans les baskets de veja

Dorothée Baumann-Pauly, professeure titulaire à la Faculté d’économie et de management, est sans cesse à la recherche d’entreprises dont le modèle d’affaires inclut, dès let départ et de manière centrale, le respect des droits humains. Autrement dit, des entreprises qui allient principes et profits. Elle les présente ensuite sous la forme d’études de cas aux étudiants et étudiantes de son cours de Business and Human Rights.

« Mon objectif est d’identifier les clés du succès de ces stratégies et les moyens permettant de les appliquer à plus grande échelle, explique-t-elle. Les étudiant-es en sont friands. Cela leur permet d’envisager la possibilité de faire partie de la solution et non du problème. »

La chercheuse a commencé à publier une série de ces études de cas qu’elle met à disposition de la communauté scientifique. Le problème, c’est que pour l’instant, il n’y en a pas beaucoup. Il y a le cas de la banque ABN AMRO qui cherche à améliorer les conditions de travail sur les plantations de palmiers à huile en Indonésie, Décathlon, qui développe ses activités en Éthiopie et tente de former une main-d’œuvre dans ce pays dépourvu d’industrialisation et maintenant Veja, qui exploite le caoutchouc d’Amazonie.

Ce dernier exemple semble avoir fait des émules. « Michelin, le fabricant de pneus, s’est en effet lancé dans le sillage de Veja et a commencé à se fournir en caoutchouc naturel et sauvage d’Amazonie, se réjouit Dorothée Baumann-Pauly. C’est une entreprise qui utilise des quantités de caoutchouc autrement plus considérables qu’un fabricant de chaussures. »

Les pneus d’avions que Michelin produit contiennent en effet 40 % de caoutchouc naturel afin d’obtenir les caractéristiques optimales. Ceux de voitures sont par contre à 100 % synthétiques. Le problème, c’est que l’usure de ces derniers produit des particules qui sont la principale source de microplastiques qui polluent les eaux en Europe. Si l’on faisait entrer dans leur composition du caoutchouc naturel – et donc biodégradable – cela pourrait réduire une grande partie de ce problème.


Une industrie chaotique
L’Amazonie est la seule région au monde où les arbres à caoutchouc sont endémiques. L’histoire de l’industrie du latex au Brésil est toutefois chaotique. Après un pic de production au début du XXe siècle, elle est rapidement dépassée par les plantations asiatiques. Implantées en Thaïlande et en Indonésie notamment, ces cultures intensives sont nettement plus productives mais elles engendrent une déforestation massive et sont dévastatrices pour la biodiversité.

La Deuxième Guerre mondiale entraîne une résurgence temporaire du secteur au Brésil pour répondre à la demande de pneus pour les avions de combat alliés alors que l’Asie est coupée du monde occidental. Mais il rechute une fois la paix revenue, même dans la région de Xapuri, haut lieu historique de l’activité.

C’est en effet dans cette ville qu’est né, en 1944, Chico Mendes, le célèbre – voire légendaire – leader militant syndicaliste défenseur des séringuéros et de la forêt. Et c’est également là qu’il a été assassiné en 1988, devant sa maison devenue un musée, sur ordre d’un riche propriétaire terrien cherchant à protéger les intérêts économiques considérables liés à l’exploitation du caoutchouc.

« Sa mort a attiré l’attention du monde entier sur son combat en faveur des travailleurs et de la forêt, explique Dorothée Baumann-Pauly. En 1990, les autorités ont créé une réserve nationale à son nom qui couvre 931 kilomètres carrés d’ancienne forêt tropicale au nord-ouest de Xapuri. Le déboisement y est strictement réglementé, limité aux besoins de subsistance des paysans. Une déforestation plus intense a malheureusement eu lieu sous la présidence de Jair Bolsonaro qui a fermé les yeux sur ces problèmes. Entre 2019 et 2022, la réserve a ainsi perdu 74,5 kilomètres carrés de forêt. »

Le latex et les femmes
Au cours de leur séjour de trois jours dans le village, Dorothée Baumann-Pauly et ses collègues ont également pu assister à une séance de travail destinée aux femmes de la communauté. Ces événements sont nés sous l’impulsion de Veja, qui les finance, et sont dispensés par l’organisation non gouvernementale SOS Amazônia.

« L’activité de producteur de caoutchouc est considérée comme exclusivement masculine, explique Dorothée Baumann-Pauly. Les femmes n’ont pas l’impression d’en faire partie. Pourtant, elles entretiennent tout au long de l’année le sentier qu’empruntent leurs séringuéros de maris. Elles lavent, cuisent et pressent le latex dès qu’il arrive au village pour en faire des plaques compactes jaunâtres qui sont envoyées dans une usine pour y subir les transformations finales. C’est loin d’être anecdotique comme contribution. »

Les séances de travail ont pour but de renseigner les femmes, souvent laissées dans l’ignorance, sur le modèle économique développé par l’entreprise française, à savoir le système de primes, le prix de la matière première, l’argent qu’elles peuvent gagner, les conditions nécessaires pour faire partie de la coopérative locale, etc.

SOS Amazônia offre aussi aux femmes l’opportunité de parler de problèmes plus personnels et de recevoir des conseils. Dans ces villages reculés, cela s’avère précieux. L’école secondaire est en effet hors d’atteinte pour la plupart des élèves. Résultat, les garçons travaillent bien avant l’âge légal et les filles se marient et ont des enfants très tôt. Une des participantes à la séance de travail n’a que 17 ans et est déjà mère de trois enfants. Comme partout, il existe des violences domestiques, des cas de viols. Face à ces actes, les autorités locales, la police notamment, s’avèrent inutiles. Tout le monde se connaît et se protège.

« Veja a décidé que sa responsabilité ne s’arrêtait pas à la seule production de caoutchouc, constate Dorothée Baumann-Pauly. L’entreprise a une relation très proche et à long terme avec les communautés qui travaillent pour elle. Elle ne parle d’ailleurs pas de producteurs mais de partenaires producteurs de caoutchouc. L’un des deux fondateurs de l’entreprise, François-Ghislain Morillion, a effectué un nombre incalculable de séjours dans la région. Cooperacre et Veja se sont développées ensemble, mettant en place une structure de plus en plus importante. Il y a une vingtaine d’années, 150 familles récoltaient du latex pour le fabricant de chaussures. Aujourd’hui, elles sont plus de 1500. 

La planète passe avant
Depuis 2007, Veja a totalement délocalisé la fabrication de ses chaussures au Brésil. Le coton est entièrement produit dans ce pays et le caoutchouc pour les semelles vient à 40 % d’Amazonie. Le reste est synthétique. Le caoutchouc « sauvage » est entre 4 et 5 fois plus cher que celui extrait des plantations. Mais cela n’empêche pas l’entreprise de vendre ses chaussures et de faire du profit (34 millions de francs de chiffre d’affaires en 2018). Les baskets sont fabriquées dans une usine située dans le sud du Brésil. Une fois terminées, elles sont acheminées en bateau dans les pays consommateurs. Pas question de les envoyer par avion même en cas de rupture de stock. Les clients attendront. La planète passe avant.

La planète, justement, a besoin de la forêt amazonienne qui est l’un de ses plus importants pièges à CO2. « Je soutiens l’idée que les efforts de la communauté internationale visant à protéger la forêt amazonienne ne peuvent être efficaces que si l’on se préoccupe d’abord des droits humains, souligne Dorothée Baumann-Pauly. Il faut trouver des solutions pour les gens qui vivent là-bas, sinon ils déboiseront pour de simples questions de survie. En incitant les paysans à ne pas abattre les arbres et au contraire à les protéger pour leur propre bien, Veja les a transformés en véritables gardiens de la forêt. Et ce, pour la plus grande satisfaction de tout le monde. Les habitants de ces régions d’Amazonie sont souvent des indigènes qui ont pour leur forêt un attachement spirituel très profond. Pour eux, couper un arbre, c’est leur couper le cœur. »

Anton Vos