Campus n°150

Enquête botanique dans la moiteur d’une forêt malgache

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Dans le cadre de son travail de master, Alessandra Havinga, 23 ans, a passé plusieurs mois en autarcie dans le massif forestier de Sorata, au nord de Madagascar. Objectif: dresser un premier inventaire de la flore de cette région peu étudiée et menacée par la déforestation.

Les rares scientifiques qui y ont posé les pieds y ont découvert le plus petit caméléon du monde – la bestiole mesure à peine 13,5 millimètres de long – ainsi qu’une poignée d’espèces de grenouilles inconnues jusque-là. Situé au nord de Madagascar, le massif forestier de Sorata est pourtant sans doute loin d’avoir livré tous ses secrets. Dresser un premier inventaire de sa flore, c’est l’objectif que s’est fixé Alessandra Havinga dans le cadre d’un master réalisé sous la houlette de Louis Nusbaumer, chargé de cours au sein du Département de botanique et biologie végétale (Faculté des sciences) et conservateur aux Conservatoire et Jardin botaniques de la ville de Genève, ainsi que de Patrick Ranirison, maître de conférences à la Mention biologie et écologie végétales de l’Université d’Antananarivo. Une mission d’autant plus urgente que le site, dont seule une portion est aujourd’hui protégée, se trouve menacé par une déforestation galopante.

Cependant, camper dans une forêt tropicale quatre mois durant en pleine saison des pluies n’a rien d’une sinécure puisqu’il s’agit de composer non seulement avec la boue et l’humidité ambiante mais aussi avec l’omniprésence de minuscules sangsues capables de s’infiltrer en un clin d’œil dans la moindre portion d’organisme laissée à découvert.

Situé entre la montagne d’Ambre et le massif d’Andravory, le terrain de jeu retenu par Alessandra Havinga couvre une superficie à peu près équivalente au double de celle du Salève et culmine à 1800 mètres d’altitude. Pour rejoindre ses pentes escarpées, il faut compter trois jours de voiture depuis Antananarivo, la capitale de l’île, avant d’arriver à Vohémar, une cité côtière située sur sa pointe nord-est. De là, quatre à cinq heures de pistes très accidentées sont encore nécessaires afin de gagner le village d’Andrafainkona choisi pour servir de base à l’expédition. Comptez le double lorsque la pluie s’en mêle.

Après avoir rencontré les autorités administratives et villageoises traditionnelles afin de présenter leur projet et de s’assurer de leur accord, l’idée de la petite équipe composée de la chercheuse genevoise, d’Iharivolana, une collègue malgache étudiante en thèse à l’Université d’Antananarivo, de deux assistants recrutés sur place ainsi que d’un cuisinier consiste à rayonner vers les quatre sites retenus pour servir de campements successifs.
« L’objectif était d’explorer un maximum de zones différentes, donc de voir les deux versants de la montagne, des terrains pentus et des espaces plus plats, en veillant à ce que ceux-ci ne soient pas exposés au vent de la même manière, précise Alessandra Havinga. Nous avons également consulté les responsables locaux du service de la forêt afin d’identifier les lieux qui seraient les plus intéressants à étudier. »

Une fois ces préparatifs achevés, reste à pénétrer au cœur de la forêt à proprement parler. Une entreprise qui, compte tenu de l’absence de routes ou de sentiers dignes de ce nom, ne peut s’envisager qu’à la force du mollet. Des porteurs se sont donc chargés d’acheminer sur place le matériel nécessaire à un séjour de deux à trois semaines en complète autarcie. À savoir, six matelas de sol, trois tentes deux places, des bâches permettant de les recouvrir ainsi que de protéger le coin destiné à la préparation des repas, une batterie de cuisine, des batteries portables destinées à recharger les appareils photo, une trousse de premiers secours, ainsi que les provisions nécessaires à la survie de la petite équipe.

Ce à quoi il faut ajouter le matériel destiné aux prélèvements d’échantillons et à leur conservation, soit des kilos de vieux journaux (150 pour l’ensemble de la campagne), des plaques de carton et des panneaux de tôle ondulée permettant de fabriquer une presse artisanale, des bonbonnes de gaz pour le séchage, ainsi que l’indispensable échenilloir (longue perche munie d’un sécateur autorisant la récolte de végétaux se situant à plusieurs mètres du sol).

L’expédition s’étant déroulée entre décembre et mars, c’est-à-dire en pleine saison des pluies afin de profiter du pic de floraison, la garde-robe des deux jeunes chercheuses inclut une veste imperméable (type K-way), des sandales en plastique telles que celles que les enfants portent à la plage – bien plus pratiques pour déambuler sur le sol mousseux de la forêt que les chaussures de marche qui, à force d’être constamment humides, moisissent rapidement – ainsi que des chaussettes anti-sangsues. Une précaution nécessaire, mais pas forcément suffisante.

« Les sangsues sortent avec l’humidité et comme il pleuvait quasiment chaque jour, c’était difficile d’y échapper, d’autant qu’elles ne se trouvent pas dans les cours d’eau mais dans la végétation au sol et dans les arbres, témoigne Alessandra Havinga. Comme elles sont aussi petites que rapides, elles se faufilent partout en un rien de temps. Leur morsure est heureusement assez douloureuse, ce qui fait qu’on s’aperçoit généralement assez vite de leur présence et si on parvient à les ôter rapidement il n’y a généralement pas de problème. Par contre, si elles ont le temps de s’installer elles sécrètent un anticoagulant au moment où on les retire. Et en pleine jungle, les plaies ouvertes, ce n’est pas l’idéal. »

Dépourvue de grands prédateurs, la région compte aussi son lot de scorpions, d’araignées et autres reptiles. Mais même si les deux jeunes chercheuses ont croisé quelques spécimens de boas approchant les cinq mètres de long, elles n’ont guère eu à s’en soucier. « Les serpents sont assez craintifs, complète Alessandra Havinga. Comme les villageois ont tendance à leur jeter des pierres dessus lorsqu’ils en croisent, ce sont plutôt eux qui avaient peur de nous. »

Au-delà de la faune locale, la possibilité de faire une mauvaise rencontre dans une forêt où se pratique encore clandestinement la culture sur brûlis, l’élevage de zébus et la culture de la vanille n’est pas non plus totalement exclue. Et même si leur projet a été globalement bien reçu par les populations locales, mieux vaut rester prudent.

« Nous avions repéré un emplacement qui nous semblait idéal pour un campement, restitue Alessandra Havinga. Mais lorsque nous sommes revenus sur place pour nous installer, toute la végétation avait été coupée. Des gens étaient visiblement passés par là et, à vrai dire, nous étions assez inquiets parce qu’on ne savait pas s’ils comptaient revenir et, le cas échéant, quelles étaient leurs intentions. Les choses se sont finalement arrangées grâce à l’intervention des autorités locales qui se sont assurées de notre sécurité. »

Personne n’a par contre pu venir en aide à la petite équipe lorsque celle-ci a décidé de terrasser le terrain d’un autre site afin de l’aplanir autant que possible. À la première averse, l’érosion a en effet rapidement fait son œuvre permettant à l’eau de s’infiltrer jusqu’à l’intérieur des tentes et rendant le sol très glissant. « Non seulement il a fallu lutter contre les moisissures qui progressaient à une vitesse ahurissante, rembobine la botaniste, mais, en cherchant à se rattraper, un de nos assistants a brisé un des arceaux d’une des tentes qu’il a fallu trouver le moyen de réparer avec les moyens du bord. C’était vital, parce que la tente, c’est le seul endroit un peu sécurisé, le seul refuge où l’on peut jouir d’une certaine intimité et le seul endroit où, en temps normal, on peut être à peu près au sec. »

Ces divers désagréments n’ont cependant pas suffi à compromettre le succès de la mission. Depuis chacun des quatre campements établis au cœur du massif forestier, les deux biologistes ont inlassablement sillonné leur terrain de recherche selon un plan en étoile permettant de couvrir le maximum de territoires possible. À charge de leurs assistants de les guider, d’ouvrir le terrain à la machette et de grimper sur les arbres lorsqu’il s’est agi de recueillir des espèces haut perchées dans la canopée.

« L’objectif était de récolter tout ce qui était en fleur ou fertile, qu’il s’agisse de plantes à fleurs, de conifères, de fougères, de mousses ou de lichens, précise Alessandra Havinga. Même si cela ne constitue qu’une première étape, à la fin de la campagne, nous avons réuni 1049 spécimens différents, pour la plupart en quatre exemplaires. »

Pour parvenir à ce résultat, les deux chercheuses et les auxiliaires malgaches n’ont pas compté leurs efforts. Sur le campement, la journée type commençait ainsi aux alentours de 6 heures du matin afin de profiter de quelques heures de répit avant les premières averses qui surviennent en général dans l’après-midi. Après un solide petit déjeuner, l’équipe, munie de son matériel, part ensuite à la chasse aux échantillons jusqu’au retour au campement, vers 17h30. Après une tasse de thé pour se réchauffer quelque peu, il faut ensuite préparer la presse, en retirer les plantes sèches et y placer la récolte de la journée, opération qui prend entre une heure et une heure trente. Vient alors le temps de se restaurer, en général d’une portion de riz agrémentée de haricots, avant de pouvoir enfin profiter d’un moment de détente. Une routine répétée six jours sur sept, les longues heures de marche effectuées dans la semaine exigeant de pouvoir récupérer des forces de temps à autre.

« Le processus de séchage est particulièrement délicat, souligne Alessandra Havinga. Il faut être très attentif au réglage des bonbonnes de gaz qui sont en dessous de la presse. Si le feu est trop fort, les échantillons brûlent, ce qui a failli nous arriver une fois. À l’inverse, si la flamme est trop faible, tout risque de moisir une fois stocké dans les sacs. Et là, il n’y a pas d’autre choix que de nettoyer au mieux et de désinfecter ce qui peut l’être, ce que nous avons été obligés de faire à une occasion. »

À en croire la principale intéressée, le jeu en vaut toutefois largement la chandelle. Même si les échantillons prélevés sur place doivent encore être analysés pour en avoir le cœur net, ils contiennent en effet de manière très probable quelques espèces encore inconnues. Quoi qu’il en soit, l’ensemble des essences récoltées fera l’objet d’une publication qui, sous la forme d’un annuaire, fournira une description précise ainsi que des informations sur le lieu de prélèvement et la végétation avoisinante. Ces données devraient permettre de mieux comprendre le rôle que joue le massif du Sorata, qui se situe à la limite entre trois des cinq domaines biogéographiques de la Grande Île, dans la migration des espèces entre le nord et le sud.

En collaboration avec les organisations locales de conservation, elles permettront également de développer des outils et des moyens pour protéger le Sorata et reboiser ses marges le plus efficacement possible. Voire d’étendre la maigre zone protégée actuellement pour y inclure la partie nord-ouest du massif qui se trouve aux plus basses altitudes et qui est donc particulièrement exposée à la menace de la déforestation.


Vincent Monnet