La Mission de l’idée ()

VII a

Maudites soient les classes dirigeantes, car elles entravent l’idée.

La vie dépose en chacun une partie de sa force et chacun doit faire fructifier et décupler cette force. Mais le mal dit à chacun : cette force t’appartient, emploie-la dans ton intérêt et ton intérêt coïncidera avec celui des autres.

Il y a des hommes pour gouverner, dit-on, et d’autres pour être gouvernés. Ceux qui gouvernent doivent être plus forts, jouir de plus de droits et posséder plus de biens. Ceux qui ne savent rien, n’ont rien et ne peuvent rien, ne doivent pas gouverner.

Voilà comment il se fait que ceux qui gouvernent entravent toujours l’idée, parce qu’étant plus forts que les autres, mauvais comme eux, ils sont d’autant plus nuisibles qu’ils ont plus qu’eux à canaliser dans leur intérêt. Ceux qui peuvent tout croupissent et ceux qui ne peuvent rien voudraient avancer. Et ainsi la vie est immobilisée et l’idée ne peut triompher.

Maudites soient les orthodoxies, car elles entravent l’idée.

L’idée ne vit qu’en détruisant l’une après l’autre chaque idée particulière, parce que chacune n’est qu’une vue fragmentaire et provisoire prise sur son tout.

Mais l’orgueil dit aux hommes : l’idée que tu as en toi est la bonne et la seule bonne. C’est de Dieu que tu la tiens. Garde-toi bien d’y changer quoi que ce soit. Et l’égoïsme ajoute : cette idée te sauvera, quand bien même elle pourrait perdre tes frères. Il est de ton intérêt de la garder et ton intérêt ne peut qu’être le même que celui de ton Dieu.

Ainsi les orthodoxies entravent l’idée, car elles veulent chacune en épuiser le contenu, en cherchant à détruire tout ce qui contredit leur orgueil.

Maudits soient les réactionnaires, car ils entravent l’idée.

Lorsque l’idée est sur le point de s’affirmer, elle détruit tous les équilibres et menace ceux qui sont établis sur le passé. C’est pourquoi, effrayés dans leurs appétits mauvais, pour combattre l’idée ils se disent ses meilleurs serviteurs.

Maudits soient les utilitaristes, car ils entravent l’idée.

Il est pénible pour les hommes de changer leurs croyances, quand l’idée les détruit. Aussi préfèrent-ils abdiquer leur pensée et ne plus voir que la pratique, car, disent-ils, l’action est tout et l’idée rien. Lâcheté.

Maudits soient les sceptiques, car ils entravent l’idée.

Il est dur de suivre l’idée en ses révolutions incessantes. Aussi la nie-t-on pour ne plus voir que ses manifestations finies, qui se contredisent toutes. Aveuglement.

Maudits soient tous ceux qui entravent l’idée.