La Mission de l’idée ()

XXII a

Le salut, c’est la perdition.

Le salut de l’humanité est le but du christianisme et c’est à cause du salut que le christianisme se meurt.

Les chrétiens ne pensent plus qu’à eux, et c’est pourquoi ils se tuent eux-mêmes.

Car sous le salut se cache le plus bas des intérêts.

Le salut est le don du pécheur au Maître, et l’Église en a fait le don du Maître au pécheur.

« Livre-toi à moi, oublie-toi et aie confiance », avait dit le Sauveur. « Saisis donc Jésus, ne pense plus qu’à toi et tremble pour ton âme », a corrigé l’Église.

Égoïsme. En concentrant dans le salut toute la vie religieuse, le christianisme a fait du croyant un homme intéressé, un parasite, ne songeant qu’à se perpétuer dans l’au-delà mystérieux, un homme dur que la colère du Dieu Juste rend d’autant plus rapace en ce qui touche son âme.

Ce n’est pas parce qu’il songe au ciel que l’égoïsme individuel est plus légitime. « Celui qui voudra gagner son âme la perdra » a proclamé Jésus, et si c’est vrai sur la terre, cela demeure vrai dans le ciel.

Et, maintenant que l’héroïsme déborde sur la terre, que l’homme vit d’abnégation et de lutte sublime, mourez donc et présentez-vous devant le Juge suprême : « Seigneur, me voici calme et confiant devant toi, car j’ai fait mon salut. Mes frères périssent et je ne vaux pas mieux qu’eux, mais j’ai pensé à tout et me suis mis en règle. » En vérité, je vous dis qu’alors l’athée, qui a travaillé sans espoir et servi Dieu sans rien lui demander, passera avant vous, si même vous êtes admis.

C’est à cause de l’égoïsme du salut individuel que les Églises ont abouti à la démission de 1914. C’est parce que les chrétiens n’ont songé qu’au ciel, sans penser à la terre.

C’est parce qu’ils se sont repus d’une éternité bienheureuse. C’est parce qu’ils ont oublié que le salut des hommes n’est peut-être pas le but de Dieu, et que c’est dans le sacrifice, l’amour et l’oubli de soi-même qu’il faut chercher Jésus, non dans l’obsession de la grâce personnelle et de la vie à venir.

Misérables dans leur vie matérielle, ignorants et souffrants dans leur esprit borné, des apôtres, dont l’âme idéaliste oubliait le labeur écrasant de leurs mains, travaillaient au progrès de l’humanité, et échafaudaient des systèmes enfantins, nouvel essor de l’Idée que lança Jésus et qui sauvera le monde.

Et les prêtres vinrent et leur dirent : « Insensés, sauvez premièrement votre âme, réservez-vous une place dans l’infini des cieux et, après seulement, songez au bien du monde, si vous pensez encore aux boues de la matière ».

Honte à ces prêtres, plus éloignés du Christ que les libres penseurs auxquels ils s’adressaient !