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1923-12, Denis de Rougemont à Alice de Rougemont

Chère Maman,

Merci de ta lettre reçue hier matin. J’arrive comme la grêle après la vendange te souhaiter une bonne fête, beaucoup de bonheur et pas trop d’ennuis avec tes enfants. Ne crois pas que je n’y ai pas pensé à temps, mais j’ai une telle foule de lettres et cartes à écrire que je suis obligé de les répartir et n’ai guère eu le temps d’écrire juste après ma 1re lettre. Voici un résumé de mes faits et gestes ces derniers jours.

Vu : Trouvez-moi ! (opérette) avec O. Eug. Une pièce de Sacha Guitry avec Lucien Guitry — pas moins — et Yvonne Printemps, le bal et le ballet du Moulin-Rouge, à Montmartre, la fin des Six Jours au Vél’ d’Hiv’.

Promené au Bois de Boulogne. Fins de soirées au café de la Rotonde, nombril de Montparnasse, nombril du Monde. (J’y ai croisé les Zimmer sans pouvoir les saluer.)

Je viens de déjeuner avec les Seippel, amis des Froté. Popol est un bon vivant, assez sympa, je ne lui ai guère parlé, il est horriblement embourgeoisé, dégusté son vin en racontant de petites [p. 2] histoires dites « savoureuses ». J’ai manqué Loze l’autre soir, mais il m’écrit de venir le voir ce soir, ce dont je me réjouis fort.

J’ai passé une heure au Louvre dimanche avec Oncle Max, et vais y retourner ces jours prochains. J’ai passé à la rue Saint-Ferdinand où habite Montherlant, absent d’ailleurs, sans oser pénétrer dans un des hôtels qui la composent, impressionné que j’étais par de somptueux laquais.

Grâce à Tante Marguerite, j’ai pu avoir un billet pour la Chambre, où je fus hier. Après une heure et demie d’attente dans les corridors, j’ai fini par pouvoir entendre une discussion comique sur le vote des femmes, vu Briand, décrépi, Loucheur, de Monzie, Painlevé, etc. Tous les autres sont de vieilles barbes, ou des gosses, rigolant et gueulant comme dans une séance d’Étude. C’est assez peu réjouissant.

Je commence à m’y retrouver facilement dans le métro. Mais c’est fou le temps et l’argent qu’on perd dans ces transports en commun.

Achats : un complet, un pardessus d’été, des souliers vernis (pour 21 frs suisses !), cravates, etc. Je deviens super-chic, pour quasi rien. Je crois que je pourrai tourner avec ce que j’ai. Si tu as des désirs spéciaux (gants, linges, mouchoirs, etc.), écris-le-moi, on trouve des occasions surprenantes. Au revoir, chère mère, mille choses à tous. Papa se repose-t-il un peu ? J’enverrai une carte à Titine, dis-lui qu’elle ne s’en fasse pas pour la boîte. Henri aurait-il besoin d’un truc pour sa reliure que je pourrais trouver ici ? — Je pars pour le musée de Cluny, et retrouverai Tante Jeanine au thé des magasins du Printemps. Chic temps.

Un gros bec de Topinet