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1930-11-07, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Un peu d’accalmie. J’ai écrit une vingtaine de lettres en retard et pendant qu’on les tape, je parcours les manuscrits nouveaux qui affluent chaque jour. Je suis dans un très grand bureau, la salle du conseil d’administration, tout seul la plupart du temps. Cette salle sert aussi de bureau aux représentants de la maison, quand ils rentrent de leurs tournées en sorte que par eux je puis connaître toute la cuisine des affaires, cela m’est très précieux à divers titres. Il fait doux et le soleil entre par de grandes baies dans mon luxueux bureau, je me sens un peu ministre, assez libre, et plein de « philosophie » en ce qui concerne mon sort présent.

J’ai donc passé la journée de dimanche avec Caudron, qui m’a expliqué à quoi nous en étions et ce que je pourrais faire d’ici février : environ 70 conférences dans presque toutes les villes de France. Pathé frères a pris un film intéressant que nous intitulons « Comment on fait un livre protestant » et mon rôle de conférencier se bornera à l’introduire et à le commenter.

[p. 2] Je serai véhiculé de Paris au Havre, à Lyon, à Marseille, à Montauban, à Bordeaux, à Caen, à Orléans et à Tours, etc., etc., etc., etc., par une camionnette qui emmènera également l’appareil cinématographique et des piles de catalogues. Pendant la journée, je ferai la tournée des protestants de l’endroit susceptibles de souscrire un abonnement de nos éditions, et le soir, laïus devant un public qu’il s’agira d’enthousiasmer pour notre œuvre. Au total, une aventure aussi imprévue pour moi qu’utile pour « Je sers » et pour mes romans futurs. Départ dans une dizaine de jours. — En outre, je vais être transféré dans des bureaux nouveaux, à 5 minutes d’ici, où nous ouvrirons également un dépôt de livres protestants destinés à alimenter tous les comptoirs avec lesquels je me serai mis en rapport au cours de ma tournée. Toutes nos éditions seront centralisées dans ces bureaux, qui seront l’intermédiaire entre les imprimeries, les bureaux de Paris (de Traz, Maury) et les libraires. Un grand pas de fait dans notre organisation. Je me rends compte, de plus en plus, qu’il faut montrer les dents si l’on veut être pris en considération par des Français. Je suis déjà arrivé à des résultats réjouissants par cette méthode, en quelques jours. Mais ciel ! que de désordre ! Quand on sort du service, c’est d’autant plus frappant. — Nous traitons de grosses affaires, mais tout ne marche pas aussi bien que ça devrait, et nous perdons parfois de grosses sommes par suite de promesses inconsidérées de Caudron.

Mon appartement : j’ai trouvé une femme de ménage très sympathique et bavarde, un peu âgée mais pleine de bons conseils. 200 francs par mois. Elle me fera [p. 3] ma lessive au lavoir de la maison, qu’on vient d’avoir. Je me bats avec la Cie du gaz, mon four et mon chauffe-bain sont mal installés. Toujours pas de chaises, faute de sous. Ni de rideaux, faute de temps. Ces derniers jours, j’ai fait mon souper chez moi, et j’ai très bien mangé, je vous prie de croire ! Mais il me manque encore 2000 fr. pour que l’ensemble devienne vraiment confortable…

Finances : j’ai demandé mon mois d’avance et l’aurai ce soir ou demain. Pas été question de me payer pour cet été, et je n’ose pas y faire allusion. On me réclame 300 fr. pour mes meubles, j’ai pu payer cela à midi à ma concierge qui m’avait réglé le « billet » tiré pour le 1er novembre. Cet après-midi, le gérant de l’immeuble a dû passer réclamer les 900 fr. de loyer que je dois depuis 15 jours, je ne sais ce qui se sera produit, car je ne puis pas payer avant demain. En plus, il reste toujours ce dépôt de garantie de 2150 que j’aurais dû effectuer avant le 1er. Je m’attends chaque jour à voir l’huissier cauchemardeux venir mettre les scellés sur mon hangar. Au total, je dois encore 2150 + 900 = 3050. Et il me faut vivre pendant 6 semaines, et acheter au moins 1 chaise. Et je n’ai plus que 300 fr.

Récapitulons :

à payer disponible
300 490 reçu de vous
900 1500 « Je sers »
2150 450 emportés avec moi
3350 2440

 

Manque donc (un peu plus, puisque j’ai dépensé depuis une semaine déjà) :

3350 — 2440 = fr. 910

Or, je compte bien recevoir 1000 francs de la Revue de Genève la semaine prochaine [p. 4] de sorte que je serai en mesure de payer tout ce que je dois, mais je n’aurai plus un sou. Si donc il vous reste la possibilité de m’allonger 1 ou 2 billets de 100 suisses, je serai dispensé d’emprunter ou de mettre le couteau sous la gorge à ma dame polonaise qui rentre demain. Et cela me permettra « d’aviser »… Mais le pouvez-vous ? Si je m’en sors jusqu’à Noël sans faire de nouvelles dettes, je serai hors d’affaire et n’aurai plus qu’à grignoter bourgeoisement mes 1500 mensuels en attendant l’augmentation — ou l’expulsion toujours possible.

J’ai reçu — interruptions prolongées, des types viennent prendre des ordres, les correcteurs m’amènent des épreuves pour le bon à tirer, le directeur commercial (suisse et ami de Guisan) vient faire un bout de causette — j’ai reçu, donc, une invitation pour le thé-bridge dimanche chez une dame Paul Engel. Serait-ce la fille d’Henri Monnier ? Je verrai si j’y vais. Les Pury doivent arriver ce soir.

Nous travaillerons demain après-midi et samedi 15 tout le jour pour compenser le pont du dimanche 9 au mercredi 12 (fête de l’Armistice). (Une minute de silence dans tout Paris, tous les messieurs sortent leur journal pour ne pas perdre de temps.)

Je me remets à écrire et à travailler pour moi, il faut que j’arrive à sortir mon livre d’essais pendant cet hiver, c’est ce à quoi je tiens le plus. Ma tasse de thé hélas n’a pu passer dans la Revue hebdomadaire « malgré toutes ses qualités », écrit le secrétaire à Chenevière, car « il craint d’étonner son public » (??) en la lui servant. Chenevière ajoute que ce n’est que partie remise pour moi. Suis-je donc un auteur dangereux pour les catholiques de province ? Qui sait. Je vais tâcher de placer cette Tasse dans une autre revue, il n’y a que l’embarras du choix. — Je n’ai revu personne encore, et ne suis allé à Paris que pour mes premiers repas. La semaine prochaine, je battrai un peu le rappel des amis et connaissances. J’ai de plus en plus l’impression que Paris aussi est un village !

Votre affectionné
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