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1941-11-23, Alice et Georges de Rougemont à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Ta lettre a été une grande joie, car depuis un mois, nous n’avions aucune nouvelle ni de toi, ni de Simonne.

Les photos des enfants nous étaient bien parvenues, charmantes, la petite, délicieuse ; mais Simonne paraissait assez anxieuse des difficultés de ton retour. Enfin, tout est bien, et j’aime à croire que vous êtes réunis.

On a besoin de nouvelles réconfortantes, tout est plutôt sombre, comme le temps.

Papa n’a pas été très bien, mais a repris ses courses tout de même. Le moment de transition pour l’église, et les événements ne sont pas faits pour le réconforter.

J’ai été à Lausanne pour des cours de deux jours, organisés pour les dames, par « Armée et Foyer ».

Toinette et Mme Dorette Berthoud avaient été d’une première escouade.

Nous étions à peu près trois-cents dans la grande salle de l’Université, et avons été mises au courant du point de vue économique, militaire et moral de la Suisse. Très intéressant et nécessaire pour des femmes, de savoir ce qui se passe, et comment il faut tenir. Le tout, terminé par une causerie de Philippe Mottu, il t’a cité en parlant de l’Amérique.

Tu as trouvé un beau titre à ton livre, Le Cœur de l’Europe. J’espère qu’il aura du succès. Quel changement pour toi que la reprise de vie à New York, mais il faut être souple actuellement et savoir s’adapter.

J’allais oublier de t’annoncer la mort de Tante Caro à Saint-Aubin.

Maurice Perregaux, dans son culte l’a décrite admirablement. C’est mélancolique de voir cette famille de Saint-Aubin disparaître, quoique pour nous autres, elle eût disparu déjà. J’espère que vous aurez quelques souvenirs puisque Tante Berthe et Agnès [Illisible] doivent distribuer les meubles et objets restants et les deux maisons, aux membres de la famille.

Nous sommes invités au mariage de Raoul de Perrot à Beau-Rivage dans 11 jours.

Je laisse la place à Papa et vous embrasse de cœur.
Votre mère aff.
A de R.
[p. 2] Mon cher Denis,

La nouvelle que tu avais enfin obtenu l’autorisation de rentrer aux États-Unis a été pour nous un soulagement. Pour peu que ton voyage se soit poursuivi dans des ambitions normales tu te trouves depuis quelques jours en famille ; nous en sommes heureux pour toi et pour les tiens. Les récits de l’accueil qui t’a été fait à B. Aires et des réceptions organisées en ton honneur sont divertissants et pittoresques, ta « modestie » a été mise à une rude épreuve ! Quoi qu’il en soit je te félicite des succès remportés dans tous les milieux, et dans tous les domaines. Je souhaite que les journaux d’ici en donnent quelques échos, et précisent que tu as besogné là-bas en relation avec le Secrétariat des Suisses à l’étranger, et avec « Pro Helvetia ». En attendant ton livre a paru en ton absence ; j’aime à croire que ton éditeur s’est donné de la peine pour le lancer ; je suis impatient de le lire ; je me représente que tu vas te mettre à rédiger maintenant une seconde publication sur les États-Unis, à l’usage de tes concitoyens. Cela me rappelle que Ch. Béguin serait content d’avoir quelques pages de toi pour Les Cahiers protestants. Tu n’as plus rien donné à nos hebdomadaires et quotidiens depuis quelques mois ; c’est dommage. Votre séjour là-bas menace de se prolonger au-delà de ce que nous souhaiterions. Dans ton avant-dernière lettre tu parlais d’un retour possible au printemps ; dans la dernière, tu songes à un nouveau voyage en Argentine ! On comprend d’ailleurs que tu aies la nostalgie de cet eldorado des grands hommes ! L’existence à New York va te paraître terriblement bourgeoise. Ici, nous menons la vie que tu te représentes : neutralité politique ; d’accord, mais le 15 juin 1940, le service Presse et Radio, a donné aux journaux l’ordre suivant : « Les articles insistant sur les horreurs de la guerre pour en montrer le caractère inhumain, antichrétien et antisocial sont interdits. ». [L’avocat Doll.] a écrit : « On espère que ce factum est né sur le pupitre d’un rond-de-cuir imbécile et irresponsable. » Sur le plan cantonal, la grande préoccupation est celle de la fusion des églises ; une constituante composée de quarante membres, 20 pasteurs et 20 laïques, des deux églises, et présidée par Max Petitpierre s’est mise à l’œuvre ; elle prépare une constitution qui permettra à l’église nouvelle d’inaugurer son activité le 1er janvier 1943. Je ne sais pourquoi maman te parle de ma santé. Je n’ai été arrêté qu’un seul jour, et je supporte magnifiquement mes courses à bicyclettes ou à pied. J’espère que ton [genou est], pour le moment, en bon état. Tu as dû beaucoup souffrir. Le tennis est interdit.

Je vous embrasse tous.
Ton père aff.
G. de R.