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1935-10-15, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Nous voici installés pour l’hiver. Ça n’a pas été trop difficile, malgré les renseignements tout à fait pessimistes qu’on m’avait donnés à Paris, et surtout grâce à Deluz et sa fiancée, qui nous ont tirés d’affaire en un après-midi. C’est en effet chez une tante des Deluz que nous habitons, une aimable vieille dame, jadis riche, dont la maison somptueuse et décatie est louée pièce à pièce à des pensionnaires. Nous avons au rez-de-chaussée deux grandes chambres — mon bureau a 6 m sur 7 — et de l’autre côté du hall d’entrée une salle de bains qui nous servira aussi de cuisine. Beaux tapis et gros vieux meubles de famille. Le seul malheur, c’est que c’est très sombre, les fenêtres étant grillées, trop haut placées et trop petites pour ces énormes pièces. Mais tout compte fait, c’est de beaucoup ce que j’ai vu de mieux en visitant les Wohnungen zu vermieten. Et c’est bien agréable d’avoir affaire à des « gens bien » qui ne font pas d’histoire si on déplace un meuble ou si l’on demande un petit service à la bonne.

[p. 2] Aussi, nous n’avons passé que trois jours à l’hôtel. C’était le maximum possible pour le petit Nicolas, qui trouvait le temps long. Maintenant nous pouvons le promener dans des parcs magnifiques, et il dort beaucoup mieux.

J’ai pris contact avec mon séminaire, sous la forme du professeur et de quelques étudiants. Tout me paraît très cordial et sympathique. Il y a surtout une bibliothèque considérable qui me rendra les plus grands services : depuis des années je soupirais après cela. Je vais pouvoir préparer tranquillement mes premières leçons pendant les 15 jours de vacances qui restent.

Comme on nous l’avait dit, la vie est assez bon marché, mais les légumes, fruits et pâtes, sucre et lait, rares ou chers. La ville a d’ailleurs gardé son aspect riche, voire luxueux, et l’on est tout étonné de voir que les menus des meilleurs restaurants varient entre 70 pf. et 1,20 MK, c’est-à-dire deux ou trois fois moins qu’en France.

Nous regrettons de n’avoir pris ni vaisselle ni argenterie. Frau Dr Scriba n’en ayant presque pas à nous prêter. Ce sera pour mon prochain voyage à Paris. Pourriez-vous nous envoyer le petit réveil vert oublié par Simonne ? Ce sera indispensable pour mes cours. Mais tâchez de savoir s’il ne payera pas de douane exorbitante. Ou plutôt, attendez ma prochaine lettre, je me renseignerai ici.

À bientôt plus de détails. Il faut aller promener le petit qui pleure et rit à la fois.

Mille choses affectueuses de nous deux.
Denis