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1930-01-26, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Merci de vos bonnes nouvelles. Je suis bien heureux du « rapprochement » des Oncles Edmond, et pas étonné que le rôle joué par Pierrette à Belles-Lettres ait été… sensationnel (avec tout ce qu’une « sensation » comporte chez nous d’inquiétant…) Quand Titine part-elle pour Dresde ? Et comment va Toinette ? Et comment a été la conférence Philip ?

Nous avons commencé Roland et moi notre vie mondaine parisienne par un bal chez Madame Louis de Seynes, hier soir. Voir Le Figaro de demain ou mardi. 150 personnes environ, de la plus haute société française : princes d’Aremberg et de Polignac, duchesses d’Audiffret-Pasquier de Vallombrosa, des Rohan-Chabot, des Clermont-Tonnerre, etc., enfin je crois qu’il n’y avait là que deux demoiselles Mallet qui ne portassent pas un beau nom aristocratique. C’était bien amusant de se trouver plongés d’un coup dans ce monde, qui en somme, ne nous a pas paru très différent du monde genevois par exemple, sauf que les jeunes filles sont toutes d’une correction et gentillesse parfaite. Nous nous sommes assez bien entendu avec une ou deux de ces jeunes filles sages et surveillées par leurs mères, qui nous feront inviter ailleurs, en particulier la fille d’un comte de Manneville qui [p. 2] partage mon enthousiasme pour les Hongrois, son père ayant été ministre de France dans ces pays. C’est le « bel Henry » de Sandol qui nous a introduits dans ce milieu et nous a présentés avec insistance à une jeune d’Amboix de Larbont et à ses parents… Je crois qu’il faudra montrer beaucoup de prudence ! Nous sommes invités à un deuxième bal chez cette dame de Seynes, dans un mois, qui sera paraît-il « beaucoup plus élégant » encore, et plus nombreux.

L’après-midi, nous avons été à l’Étoile, au mariage Seynes-Larlenque-DuPasquier (une nièce de Mme Louis de Seynes). Cérémonie fort imposante, l’église était pleine. Aperçu dans l’assemblée Tante Jeanne Pourtalès et Zabeau. Ce fut un vrai concert : orchestre, chœur splendide, cantatrice, violoniste, violoncelliste, orgues. C’était bien drôle de voir tous les James DuPasquier mêlés à cette pompe.

J’ai été ce matin chez Edmond Jaloux qui a été charmant et me trouvera peut-être du travail dans le domaine de la traduction allemande. Il m’offre de me faire rencontrer des écrivains, de me trouver un appartement pas cher, de placer dans des revues ce que j’écrirai. Rencontré Guy de Pourtalès au sortir d’un cours au Collège de France sur le romantisme allemand. On croise à chaque pas des célébrités. L’autre jour j’étais en autobus avec Ferrero, que je n’ai pas osé aborder ne sachant s’il allait descendre tout de suite. Croisé Benda en rue, etc., etc. Toutes ces « facilités » de la vie parisienne vous excitent à travailler : on sent que ces gens attendent de vous du nouveau, vous demandent un fond plus qu’on ne leur demande.

[p. 3] J’ai été chez M. Rocheblave discuter des éditions d’art qu’il propose à « Je sers » et une Vie de d’Aubigné qui paraîtra bientôt. Il m’a dit que son père était un grand ami d’Oncle Fritz, et m’a parlé de Saint-Aubin où il a été autrefois. Mon travail à Clamart devient assez intéressant, quoique encore trop vague, à mon gré. J’aurai des moments de grande presse, d’autres de marasme, mais cela me convient assez.

Il faut que je termine en vitesse, ayant rendez-vous à 5 heures avec Daniel Simond, de Lausanne, qui prépare une thèse ici. Jacques Pourtalès s’est annoncé pour cet après-midi mais n’a pas paru encore. — Je continue à me nourrir suffisamment à très peu de frais. La plus grosse dépense est à l’Hôtel, j’ai hâte de trouver un appartement de 4 à 5000 fr. par an, une chambre ici représentant un loyer de 12 x 610 = 7320, donc 15 000 pour R[oland] et moi. — Je serais content de recevoir le reste de mon linge aussi vite que possible, étant bientôt à court.

Me voici déjà en retard pour mon rendez-vous rue Royale !

Votre très affectionné
Taupinet