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1926-12-30, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents, frères et sœurs,

Bonne année, longue vie, beaucoup de bonheurs et de bénédictions de toutes sortes. L’année prochaine, il vous faut venir passer le Nouvel An ici, avec la hausse des fonds français et l’abaissement du coût de la vie, ici, ce sera possible. Nous mourrons délicieusement de chaud. Je rentre avec un petit coup de soleil d’un pique-nique dans la forêt, sur une colline des Maures, avec des amis des Pury. Nous sommes très bien, dans un hôtel assez chic, plein d’Anglais. Nous repartons demain matin pour Antibes, où nous resterons deux jours. J’espère que nous passerons au retour par Cavalaire.

La journée de Nîmes à Sainte-Max. a été d’une splendeur incroyable, à chaque minute c’étaient de nouveaux airs de joie. Il y a d’abord la plaine provençale de Nîmes à Arles, ensuite la plaine immense et caillouteuse de la Crau, avec une ville de ruines suspendue à l’horizon, — on fait du 70 à 80 pendant une heure — l’arrivée au bord de la mer, entre deux rangées de pins parasols éclatants, avec de l’eau de tous les côtés ; les Martigues, village de Maurras, bâti sur l’eau, les gorges désertiques de l’Estaque ; tout d’un coup on découvre Marseille dans une légère brume [p. 2], on longe les docks pendant une demi-heure, dans un grouillement de chars, camions, marins, Sénégalais débarquant, et des essaims de petits gosses, qui se roulent sur les trottoirs, dans l’huile, le tout baigné d’odeurs violentes, de fumées, et traversé d’engueulades et de cris, de sirènes, de trompes d’autos. Au-dessus de Toulon, on retrouve la mer, en descendant des montagnes, un couchant immense, et qui dure très longtemps. Thé complet à Hyères. Une heure encore dans des bois d’oliviers, de chênes et de pins, et l’on arrive à Sainte-Maxime, où l’air est d’une douceur de printemps. — Promenades avec des gens d’ici, qui sont bien drôles. Hier après-midi, nous avons été en canot moteur, Roland et moi, à Saint-Tropez, en face, de l’autre côté du golfe. Rencontré dans des circonstances très pittoresques René Crevel, auteur de Mon Corps et moi, dont j’ai parlé dans plusieurs articles. Rentrés ensemble en camion. Il m’a lu, dans son hôtel, une conférence qu’il compte faire à Genève. C’était bien drôle de voir Roland, « Action française », emballé par ce surréaliste révolutionnaire, et d’ailleurs, charmant garçon, ami de la princesse Murat, etc.

Le coucher de soleil, ce soir, est de nouveau d’une incroyable beauté. C’est fou ce qu’on se sent heureux de vivre, ici ; hors du monde ; on vole le printemps, on vit un printemps de trop.

Merci beaucoup à maman pour sa lettre que j’ai été très content de trouver hier soir. J’espère que celle-ci vous arrivera à temps. Encore une fois bonne année, tous mes vœux aux Areusiens, s’ils se réunissent. J’espère que Toinette profitera largement de son congé.

Au revoir tous, bonne et heureuse,

Votre très affectionné
Topinet

 

Je conduis avec joie et bonheur de temps en temps ½ heure ou 1 heure.