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1930-01, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Si je n’ai pas écrit plus vite, c’est que je ne savais rien encore au sujet de Caudron. Je sors de chez lui avec un paquet de manuscrits à examiner (pour faire des rapports) et différentes petites missions à remplir auprès de personnes, entre autres M. Rocheblave, prof. à la Sorbonne. C’est en quoi va consister au début mon travail. J’en fais une grande partie à la maison (ou à l’hôtel plutôt). Dès que mon bureau sera installé, j’irai y travailler (correspondance, etc.) le matin. Donc je suis à peu près libre de faire ce qui me plaît, pourvu que mon travail soit terminé à telle date. Par contre, je ne suis pas du tout fixé quant au traitement. Caudron me parlait en partant de 900 fr. comme d’un chiffre entendu. Je lui dis : nous n’avons parlé que de 1500, sur quoi il m’a dit qu’il y réfléchirait jusqu’à lundi, prochain rendez-vous. Je pense que si je ne vais pas travailler tout le jour, je ne puis espérer plus de 1000, et il n’y a pas encore de travail pour tous les jours. Il me faudra donc chercher d’autres sources de revenus accessoires, car on m’assure [p. 2] et je m’en assure aussi, qu’à moins de 2000 on ne peut pas vivre suffisamment (nourriture). Il faut me laisser quelques semaines pour me « retourner » et trouver.

J’ai fait bon voyage, trouvé Roland à la gare, et nous avons commencé notre vie parisienne « en musique », c’est-à-dire en mettant des disques fort beaux sur un gramophone qui est le plus parfait qu’on puisse imaginer et que nous louons entre les deux (économie de concerts). J’ai tout de suite arrangé ma chambre, qui est jolie, assez grande, et n’a que le défaut d’être mal éclairée le soir, il faut que j’aille acheter une lampe de table sans quoi je ne puis pas lire. Hier après-midi, nous sommes allés R. et moi à Clamart voir les lieux. Rencontré en chemin mon ami Cord, du Centre français, retour du Maroc, puis [Souzi] DuPasquier qui montait dans un autobus. Le trajet Clamart-Odéon est de 25 min. On est tout content d’aller prendre une prise de bon air presque campagnard en sortant du petit train de banlieue. Pendant que je parlementais avec une dactylo pour savoir quand Caudron serait visible, un vieux petit gros juif s’approche de moi et me dit : « Vous êtes M. de R. ? Vous avez peut-être entendu parler de moi, Doumergue, de Foi et Vie… » Dommage qu’il ait l’air d’un pope !

Je m’aperçois qu’il est plus de 5 heures, et que cette lettre ne peut vous arriver que vendredi matin, cela vous paraîtra peut-être un long silence, mais je ne voulais pas écrire avant de pouvoir vous dire un résultat, même provisoire, et comme je l’attendais d’heure en heure, j’ai passé 2 jours sans écrire.

Je vous récrirai dès qu’il y aura du neuf. C’est ennuyeux de ne pouvoir correspondre plus rapidement, alors qu’on est en réalité si près. C’est à peine si j’ai l’impression d’être à l’étranger. Merci encore d’être tous venus à la gare. J’avais l’impression d’une grande séparation, ici je l’ai beaucoup moins.

En tout cas, je retrouve Paris sans romantisme, avec le plus grand naturel, et il me semble que je le domine beaucoup plus que les autres fois.

Votre fils très affectionné.