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1929-06-02, Denis de Rougemont à Antoinette de Rougemont

Liebe Schwester !

Habe keine Angst, ich werde diesen Brief nicht auf deutsch schreiben, nur ein paar Zeilen, « um die Gewöhnheit nicht zu verlieren », wie wir sagen. Danke für dein Brief und die Zeitung. Ich müsste darüber lachen, als ich den letzten Satz las : « Un pamphlétaire nous est né. » Car il est peu probable que je pousse beaucoup plus avant dans cette carrière vers laquelle pourtant le tempérament combatif hérité de mes pères semblait devoir me diriger. Si cet excellent « Géo » (Oltramare) voyait ce que j’écris maintenant… À part cela, c’est très gentil, et cela me fait une énorme réclame à Genève. (Je joins à cette enveloppe une autre coupure, parue dans un petit journal genevois Le Mondain ; c’est assez drôle. Veuille me la faire ravoir stp.) — Je travaille bien, librement, sans la fièvre d’un examen proche ; et fais tout doucement des progrès en allemand. C’est terriblement difficile. J’arrive à lire à peu près ce que je veux, couramment ; mais ma langue n’est pas encore déliée. — Piaget sait-il que je ne passe ma licence qu’en janvier 1930 ? et vraisemblablement plus avec lui, ce qui me navre et me contrarie franchement. Dis-lui que s’il m’interroge sur les bienfaits de l’i[nstruction] p[ublique], je resterai coia. (Mais il y a des silences éloquents.) Quant à [Louba de Courris], si je lui ai fait un peu la cour, c’était avec la même intention vertueuse que « prétexte » Piaget : pour que Rolin devienne jaloux, etc. Mais rien ne trouble l’égalité de cette âme de mathématicien pour qui les nombres n’ont plus de secret, à l’exception toutefois du nombre deux

[p. 2] Qui a-t-on nommé pour remplacer Piaget ? Je ne sais plus rien de Neuchâtel.

Gretel a envoyé à ses parents une jolie carte d’Areuse, je serais content d’en avoir une à l’occase. Qui l’a faite ? Dis à Titine, à propos de ladite S. que je comprends très bien la situation, étant donné ce que je vois ici de l’esprit de la famille. (Très gemütlich, mais obsédés de… comptabilité, et une conception du tact et de la discrétion pour le moins discutable… Mais on s’y fait, et ce sont des défauts tellement nationaux qu’on ne peut guère leur en vouloir. D’autant moins que cela provient le plus souvent de leur désir de se rendre agréables…) — Titine a l’air d’aller bien, d’après sa lettre, qui m’a fait très plaisir. J’espère que Papa est mieux, — maintenant… Je ne peux pas bien m’en rendre compte d’après les petits mots de Maman. — J’ai dû aller à la douane l’autre jour retirer un petit paquet contenant du tabac pour une valeur de 2,20 fr. exactement. Ils me l’abandonneraient pour la bagatelle de 18 marks (à peu près 10 fois plus que la valeur). Je les ai priés de réexpédier le paquet, l’ont-ils fait ? J’ai peur qu’ils l’aient fumé.

J’espère bien rentrer avant votre départ, c’est-à-dire avant la fin de juillet. Je rate pas mal de gens qui m’avaient annoncé leur passage en Suisse au début de juillet. Et un séjour chez les Chenevière dont je me réjouissais fort. Mais je suis étonné de voir comme on s’habitue facilement à ne plus voir personne d’intéressant, à ne plus être appelé au téléphone, à ne plus jamais « sortir ». J’ai seulement un peu de peine à ne pas me laisser endormir intellectuellement.

Félicitations pour ton permis ! À ma prochaine arrivée, je m’attends à te voir au volant devant la gare. Prudence et confiance ; le conseil n’est pas inédit, mais toujours bon.

« Sur quoi, mes amis, je vais me coucher ». Das Rauschen des Wassers (der Nagold) übt eine einschläfernde Wirkung auf mich aus, autrement dit, j’ai sommeil.

Affectueusement.
Topin.