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1932-05, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Encore un silence prolongé. Jamais je n’ai eu plus à faire. Cela va sans désemparer en augmentant depuis trois semaines. Grâce à une discipline assez stricte, je tiens le coup et vais passer ce cap sans trop de mal. Mes journées sont remplies comme un œuf, les visiteurs se succèdent en file continue dans mon bureau, je suis pris tous les jours à déjeuner, mais par contre refuse toute sortie le soir depuis quinze jours. (Une seule exception, parce que j’avais organisé une rencontre entre Plans et deux autres groupes récemment formés, en vue d’une fusion, qui se fait.) J’écris beaucoup de choses, j’ai terminé mon Paysan, et je prépare mon livre d’essais, où je reprendrai des articles de F. V. et mon Goethe, — lequel continue à me valoir des marques d’estime de droite (Charles Du Bos) et de l’extrême gauche philosophique.

[p. 2] Je suis sollicité de bien des côtés, pour des collaborations dont certaines seraient lucratives, mais pas trop utiles… Peut-être que nous n’avons plus le droit, dans la bagarre actuelle, de faire de la littérature d’agrément, ou seulement « intéressante ». Toute une partie des jeunes écrivains vient de se regrouper en Association des écrivains révolutionnaires, selon des directives marxistes qu’à Plans nous critiquons vivement. Mais tous, nous nous trouvons engagés et soumis à la discipline des circonstances. Cela vaut toujours mieux que la mode littéraire.

« Je sers » poursuit sa route cahin-caha, à travers des angoisses sans cesse renaissantes. Caudron est parti pour l’Amérique chercher des fonds. Les affaires en général, pas chez nous, vont toujours aussi mal, mais on compte sur le [p. 3] Cartel pour faire de l’inflation, ce qui permettrait une « reprise » pendant quelques mois, avant le couac final du système. Notre magasin continue à passer pour « le plus beau de Paris » jusque dans la presse. Je deviens un personnage assez officiel et intimidant pour les pauvres auteurs qui défilent de 4 à 6 tous les jours. J’ai dû me faire faire un costume ad hoc, (500 fr., baisse sensible !!) mais d’autre part je touche maintenant 2450 fr. par mois au total, et en aurai 2700 en octobre. Je paie des dettes ; et je paierai ma montre, que j’ai hâte de revoir, cela me faciliterait la vie.

De Traz est parti hier pour la Pologne où il va conférencer. Il risque de se trouver coupé de l’autre côté du corridor de Dantzig ; tout ça va plutôt mal. Travaillé ce soir avec Maury, très désespéré du retard chronique de F. V.

Reçu la visite du fils de Barth ; F. V. va publier un important essai sur son père.

[p. 4] Je ne sais si je vous ai dit que j’ai passé Pentecôte dans une auberge du vallon de Chevreuse, non loin de Port-Royal, et où j’ai pu travailler comme je ne l’avais plus fait depuis Calw. Il ne me manquait que ma pipe : pourriez-vous demander à Mlle Isoz (Hôtel du Lac), si je ne lui ai pas remis 2 fr. 10 pour qu’elle m’expédie un cornet de tabac hollandais ? Si oui, qu’elle me l’envoie. Sinon, avancez-moi cette somme, je vous en supplie, car cette pipe est une des conditions de mon turbin.

Que fait Titine, dont je ne sais plus rien ? J’ai trouvé Pierrette au restaurant où je dînais avec Maury. Tte Ant. était malade, et sa famille se dispersait dans les restaurants ce soir-là.

Dominicé quitte Belleville pour le Victoria Hall, cela me navre. Je le vois très souvent ces jours.

Il faut que je me couche : je suis obligé de me lever à 7 h ¾ au plus tard chaque matin, pour recevoir ½ heure après mon directeur Dallière, qui vient prendre son thé chez moi et bavarder d’affaires en cours. C’est tôt !

J’aurai trois semaines de vacances en août (pratiquement : tout le mois).

Votre affectionné
Taupin.