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1927-12-02, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Mes biens chers,

Je crois qu’il y a un bon petit bout de temps que je ne vous ai plus écrit. Plus il y a de choses à raconter, moins on a de temps pour le faire, naturellement. Je continue à mener une vie, en somme, parfaitement agréable, et souvent même des plus intéressantes. Le cercle de mes connaissances s’agrandit lentement et sûrement. Je crois que j’ai trouvé la combine en devenant ami du Centre français. J’y ai vu des Viennois, qui m’ont invité, et fait voir d’autres Viennois ; c’était à peu près le seul moyen que j’avais de pénétrer dans la société purement allemande de langue — l’aristocratie parlant le français d’ordinaire. D’autre part, question de langue mise de côté, j’ai vu au Centre ou par le Centre des gens très intéressants à divers titres : le comte de Chambrun, ministre de France (trait pour trait le Dr Bauer), le ministre de Pologne, des Hongrois très curieux, des artistes, des Herr Doktor et des attachés d’ambassade, [p. 2] des jeunes filles charmantes (qui me feront faire d’immenses progrès en allemand) — et enfin, c’est par le moyen d’un des étudiants du Centre que je suis entré en relation avec le comte Coudenhove-Kalergi et Pan-Europa. J’ai été lui faire une visite, sur son invitation, dans un vieil hôtel de famille qu’il possède au centre de la vieille cité. Appartement étrange, aux grandes pièces tapissées de rose ou de vert pâles, aux tapis d’un jaune-vert uni, avec des meubles d’un style curieux, très bas. Nous nous sommes parlé à voix basse pendant toute l’entrevue, parce que sa femme dormait dans la pièce voisine ; et cela ajoutait à la bizarrerie agréable de l’affaire. Coudenhove est un homme de 35 ans je pense, d’une élégance très discrète mais irréprochable, assez froid — sauf de temps en temps un sourire charmant du coin de la bouche, qu’il a très petite, et du coin des yeux, qu’il a tirés vers le haut et nettement japonais. (Son père était ambassadeur à Tokyo et a épousé une Japonaise.) Il parle le français avec un peu d’effort et ne cesse de vous fixer en parlant. L’entrevue a consisté en échanges de petites phrases rapides entrecoupées de silences où l’on s’observait.

[p. 3] Très « homme d’action », il me propose au bout de 5 minutes une « collaboration intime » si je suis « d’accord avec les idées » — c’est-à-dire d’accord avec le programme paneuropéen. Il manque justement un secrétaire français au bureau central de la Hofburg, à Vienne. Seulement… je ne sais pas l’allemand, ce qui rend impossible l’activité « traduction » qui serait la plus importante. Mais il reste pas mal d’autres petits travaux dont je serais capable de me tirer (ma collaboration à la Revue de Genève est une recommandation décisive auprès de gens comme Coudenhove). J’accepte en principe, demandant seulement un délai de 15 jours pour lire ses bouquins et sa revue, et savoir jusqu’à quel point nous sommes d’accord. En sortant de là, je trouve Pierre qui me dit que ça pourrait être une bonne affaire, financièrement parlant, — ce à quoi je n’avais pas pensé je l’avoue, avec ma naïveté coutumière dans ce domaine (naïveté que je découvre à Vienne).

Jusqu’ici, je ne sais trop ce que cela va donner. « Financièrement » presque rien, je crois. Intellectuellement, des relations et [p. 4] l’obligation de mordre sérieusement à des problèmes politiques et économiques très intéressants. Je suis entré en relation avec la secrétaire du comte, qui dirige le bureau central. Je lui corrige des lettres en français, etc. Je corrige aussi les épreuves d’un livre de Coudenhove qui va paraître en français et que je lis avec profit par la même occasion. Mais tout cela est encore très indéterminé, Melle Benedikt, ladite secrétaire, parlant aussi mal le français que moi l’allemand, ce qui produit une situation assez comique. Je ferai aussi des comptes rendus de livres pour la revue Pan-Europa. Et il y aurait, en Suisse, le secrétariat universitaire de Pan-Europa… Puis l’année prochaine, un congrès à Paris… etc., etc. On verra.

Je vais faire un article sur Coud. et Pan-Europa pour Foi et Viea. Doumergue m’a récrit une lettre — de plus en plus aimable — où il accepte 2 ou 3 sujets que je lui avais proposés — mais m’avertit que F. et V. ne vit que de la bonne volonté des collaborateurs — ce qui signifie, je pense, que je n’y ferai pas des millions avec ma prose.

[p. 5] Au point de vue travail et allemand, ce 1er mois a été assez maigre, mais c’était prévu et indispensable. Maintenant, j’ai assimilé Vienne, j’y suis à l’aise et établi ; depuis ces derniers jours, je sens que la partie est gagnée et que cela marchera bien. Mais 4 mois, c’est bien bien peu pour apprendre une langue…

Sur quoi, minuit sonne, le sommeil me prend, je remets la suite à demain — avec l’espoir que ma vieille Ophélie m’apportera une lettre à mon réveil, avec mon petit déjeuner. (C’est tous les matins la même scène : elle me réveille en frappant ma porte. Je grogne : Ja, herein ! Elle commence sa mélopée : Jetzt kommt der Kaffee, … der Kaffee …der Kaffee kommt, nur der Kaffee… hier ist die Post… die Post ist gekommen… die Post (elle dépose mon plateau sur la table de nuit) Bleiben Sie ruhig… Schlafen, noch schlafen… es is kalt draussen… oh! sehr kalt… schlafen, schlafen, gute Nacht… Bitte, bitte schön…)