[p. 1]

1930-08-04, Denis de Rougemont à Antoinette Petitpierre

Ma chère,

Mille mercis pour ta bonne lettre qui m’a fait plaisir, et la photo aussi. Je suis frappé par l’expression déjà si « individuelle » de ton « Fränzchen », ça va être passionnant de le voir pousser. Mais je vous en supplie, ne le baptisez pas avant le 15 août, je serai à Areuse le 14 au soir. Peut-être pensais-tu faire coïncider le baptême avec ta fête ? (Je te fais mes vœux un peu en avance, mais pour une fois que je ne serai pas en retard, ne t’en plains pas !) — (Faut-il se munir d’une jaquette pour ledit baptême ?) — J’espère que vous n’avez pas à Chaumont le temps qu’il fait ici : froid, pluie, vent et triste humeur dans l’air. Tous les trains qui partent bondés vers la Bretagne… Je me réjouis terriblement de rentrer à Areuse. Mais auparavant, c’est-à-dire en 10 jours, il me faut encore terminer une traduction (50 pages par jour), écrire deux articles et trois notes importantes, lire pour cela un gros bouquin allemand, — et mettre au point ici à « Je sers » la préparation du grand lancement que nous ferons en octobre. À côté de tout cela, il faut que je m’occupe de mon appartement dans les moindres détails, depuis le compteur à gaz jusqu’aux brosses à cirage et à la qualité des casseroles. Depuis aujourd’hui je déjeune chez moi, servi par ma femme de ménage.

[p. 2] Je suis talonné par le manque d’argent et mes calculs budgétaires deviennent obsédants. J’ai cinq à six-mille francs de gain assuré par ma plume d’ici 8 mois, ce n’est pas trop mal pour un début. Avec les 18 000 que je gagne actuellement, cela me suffira. Mais, grand ciel ! où trouver les 3800 qu’il me faut avant le 15 pour payer mon bail !a Quant à mes meubles, que j’ai dessinés moi-même, je les paierai en six mois. — Je suis un peu éreinté par tout ce que j’ai dû faire en même temps depuis 1 mois. Ma vie est transformée, moralement aussi. Je ne vois plus qu’une seule personne, mon ami hongrois. Passion pour la solitude, aucun amour, et l’unique préoccupation de sauvegarder un peu de temps pour écrire. Tu trouves que je suis égocentrique ? Je comprends l’euphémisme, mais je t’assure, je dois être comme cela ; ça n’est pas toujours drôle. J’ai sacrifié pas mal de sentiments à cette nécessité, une ou deux femmes aussi. Mais si je n’écris pas ce que j’ai à dire — et il y faut une discipline — je ne sais pas ce que je suis venu faire dans ce monde. — Tous ces jours, je reçois des lettres d’anciennes amies : elles me disent le plus tendrement du monde qu’elles aiment ailleurs. Et j’éprouve la sensation étrange de finir ma jeunesse, — de liquider… Maintenant, tout sera plus sérieux. — Bref. Je suis rangé, philistinifié, aux prises avec la vie pratique, et décidé à jouer le jeu comme si j’y croyais.

Il ne faut pas que vous veniez à Paris avant novembre. D’abord parce que je n’y serai pas, et ce serait vraiment « mal fait » ; ensuite, parce que la saison ne reprend qu’en novembre, et chaque année un peu plus tard. Mais je me réjouis déjà de vous avoir [p. 3] à ma table (« Un bien modeste petit picotin ! » « Deux fois rien ! ») Et je crois que je vous serai un assez bon guide des spectacles et des lieux « sehens würdig » que ne connaissent ni les Parisiens ni les Américains. Qui je voudrais voir ici, c’est notre chère petite mère, et j’espère un peu qu’elle viendra inspecter mon palace. Comment va Papa ces temps, je me le demande souvent, mais les lettres de maman sont très « pratiques » et ne donnent pas des masses de détails superflus. Et la Tine, où a-t-elle bien pu passer ? — C’est de son mariage à elle, plutôt que du mien, qu’il faudrait s’occuper, me semble. Moi, je suis embarqué dans une vie de célibataire par la force des choses et ne m’en plains pas. On en recausera d’ici cinq ou six ans. Mais notre sœurette « est d’âge »… Je ne vois personne pour elle à Paris en tout cas, où il n’est pas question de vivre sans dot, à moins de descendre plusieurs échelons dans cette vie sociale terriblement hiérarchisée par la fortune. Je crois vraiment que seule la qualité d’écrivain peut ici servir d’introduction dans le grand monde, à défaut d’argent ; c’est à elle en tout cas que je dois mes entrées dans certains cercles où tout le monde à un petit million de revenu. Et ce monde-là, malgré tout, est de beaucoup le plus intéressant et agréable. À mesure qu’on descend, cela devient irrespirable. Moralité : si vous n’êtes pas riche, mariez-vous et vivez en Suisse romande, c’est-à-dire entre Neuchâtel et Lausanne (Genève vaut Paris), seule région dans l’Europe moderne [p. 4] où l’on puisse encore jouir d’une société cultivée et agréable sans posséder plus de 5000 fr. de rentes.

Je t’écris un peu bien longuement, c’est sans doute que j’ai besoin de bavarder un peu, cela ne m’arrive plus bien souvent. Tout le monde est loin, je ne vais plus chez les éditeurs le mardi, ni chez la duchesse de la R. le mercredi, ni chez Du Bos ni chez les Manneville. Le dernier écrivain que j’aie vu, c’était Jean Paulhan, qui m’a soutiré la promesse de trois notes pour la NRF, mais où diable trouver le temps de les faire pour novembre ou même octobre je crois. (Ce sera mon automne le plus fertile en publications : Revue de Genève, Revue hebdomadaire, Revue nouvelle et NRF me publieront simultanément. J’ai un peu honte d’accaparer l’attention du public avec des foutaises sans grande portée…)

Enfin, travaillons, puisque fond il y a, je crois (sinon fonds), et que l’on me prédit le plus brillant avenir (je salue). Ce que je voudrais, c’est surtout de pouvoir dormir mon saoul, mais avec ce diable de service, la possibilité d’un si heureux et désirable événement se trouve repoussée de quelques mois.

Ainsi je clos mon Sturm und Drang, quatre ans de fièvres, une douzaine d’amourettes, beaucoup de paresse, un peu d’amertume, opera nec deficiunt, se non ad lucem prolata. Adieu beau désordreb.

Mais au revoir à bientôt ! Nous prendrons le thé sous les arbres d’Areuse, on ne peut rien imaginer de plus désirable, du sein de ce « hard labour » où je vis — comme tant d’autres…
Ton tout affectionné
Top.

 

Cette lettre est aussi pour Max, --türlich, heureux père de mon neveu, époux modèle pour qui sa femme n’a pas de secrets, c’est bien ainsi que je l’entends !