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1930-11-30, Denis de Rougemont à Alice de Rougemont

Chère Mère,

Je crois que j’ai surtout besoin de serviettes de table, pour moi et pour un ou deux hôtes éventuels. Ce serait si gentil à vous de m’en arranger quelques-unes. Je ferai tout mon possible pour venir au Nouvel An, et je crois que je pourrai, trois jours ou quatre. Ce sera peut-être plus une fatigue qu’un repos, mais je préfère de beaucoup ce genre-là de fatigue. Au reste, je vais très bien, et n’aurai pas besoin de parler de fatigue. Je suis pas mal sorti cette semaine, mais c’étaient des choses « inévitables ». Un soir j’ai dû, en compagnie de Dominicé et de Roland, défendre et expliquer le protestantisme à un groupe de jeunes intellectuels catholiques, orthodoxes, juifs et libres penseurs. Ç’a été passionnant et très réconfortant, de notre point de vue. Grandes embrassades avec les orthodoxes. Le lendemain, dernière séance avec ma dame polonaise, le manuscrit est prêt, elle ira le présenter demain à l’ambassadeur de Pologne, ensuite au Général Weygand qui doit faire une préface, ensuite à la Revue des deux Mondes, puis à Payot.

[p. 2] Mercredi soir j’ai reçu la visite d’un jeune écrivain arménien-russe-françaisa que deux petits articles de moi avaient vivement intéressé et qui voulait me connaître. Jeudi soir, j’ai été dîner chez les [Fusté] avec une bande de compatriotes plus ou moins [Reynier]. Gentille soirée. Vendredi, endlich zu Hause. Samedi, élégant déjeuner chez les Pury avec les Jacques Pury, le fils et la fille de la princesse Ouroussoff et [Sandol]. Soirée avec Chenevière. Ce soir, thé-bridge chez les Engel — le deuxième. Demain soir, dîner chez de Traz. Mardi, thé chez les Eggimann, je n’irai peut-être pas. Refusé un bal chez des protestants qui portent le nom bizarre de Carmichael. Samedi prochain, dîner chez les Jacques de P. avec les Bernard Barbey.

Il y aura demain un conseil d’administration très important qui fixera le statut des Éditions du Cavalier, et dont les conséquences se feront sentir sur mon traitement, je l’espère. On négocie l’achat d’une librairie boulevard Saint-Michel. Cela augmenterait encore mes charges, je le crains bien. Le travail est toujours intéressant et intense à « Je sers ». J’ai risqué un procès avec un éditeur genevois, espère l’avoir esquivé, mais « à moins cinq ». Notre marque commence à faire parler d’elle à Paris, et en général, avec bienveillance et intérêt.

Mais où trouver les quinze jours qu’il me faudrait pour écrire la fin de mon Paysan du Danube ? C’est angoissant. Et ma traduction de Hofmannsthal n’est pas même commencée, alors que la Nouvelle Revue française l’annonce déjà ! Enfin, à chaque jour suffit sa peine, dit-on pour se rassurer.

À bientôt sans doute. Quel dommage que les Max partent juste au moment où je serai à Areuse !
Ton fils affectionné
Top.