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1931-09-30, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Je suis impardonnable de ne pas vous avoir remercié encore pour le cadeau de 100 fr. Ma seule excuse est qu’il s’est baladé de bureaux de poste en bureaux de poste, et que je n’ai pu le récupérer qu’il y a trois jours !

C’est le facteur d’Issy qui est fautif, car l’adresse était exacte. Enfin, mille mercis. Cela m’a permis de tourner sans déficit ce mois-ci, malgré mon voyage à Genève-Lausanne et ce que j’avais déjà dépensé d’avance en août, et malgré mes impôts.

Ici — à Paris, sinon à « Je sers » — c’est la panique. Une panique sans précédent je crois dans l’histoire du capitalisme. Caudron pense que c’est le commencement de la fin d’un régime. Et il est bien placé pour en juger, ayant à faire avec de gros financiers français et anglais. Il m’a téléphoné tout à l’heure qu’on attendait plusieurs gros krachs pour ce soir, et que la situation était pire que jamais — contrecoup de la crise anglaise. Tous les personnages avec lesquels nous traitons pour des locaux à Paris se trouvent avoir des dettes formidables, et les plus grosses maisons — autos, imprimeries, éditions — croulent ou sont à la veille de crouler. De Traz qui est au courant, par la SDN et tous les ministres qu’il voit, me disait l’autre jour : « Vous, vous avez de la chance, pas d’enfants et pas de capitaux ! Vous pouvez vous en tirer. Mais moi, que voulez-vous que je fasse ? » Il était très ému, et faisait pitié, car en vérité, je ne vois pas trop ce que des hommes de son genre [p. 2] peuvent espérer d’un régime communiste. Son ami W. M. du Journal de Genève venait de lui affirmer que l’Europe capitaliste en a encore pour deux ans au maximum à vivre. (C’est à peu près ce que je pensais il y a trois ans, quand je disais : cinq ou six ans encore.) — Enfin, moi ça m’est égal, je n’ai pas grand-chose à perdre — que des souvenirs. Jusqu’ici, on avait l’air de dramatiser quand on parlait de ces choses, mais depuis quinze jours, ce sont les banquiers qui le disent… Et quelles têtes ils font ! On entrevoit de gros messieurs fiévreux qui entrent à la direction, et l’on dit que la Banque X. a l’air d’une maison de fous, tout le monde téléphone à la fois à tue-tête et n’entend rien. Il y a toujours un côté comique à toutes ces choses d’argent — pour ceux qui regardent.

Le seul gros ennui serait que « Je sers » soit arrêté dans son essor. Car la Fortune nous tend les bras, et il suffirait d’un saut, un ou deux mois, pour la rejoindre… — Qui vivra verra.

J’ai eu hier la visite de Daniel Halévy, dont le Cavalier publie un livre. Il pense que les années que nous venons de vivre apparaîtront dans dix ans comme une sorte d’âge d’or !! — C’est tout de même admirable de voir tout ça, je ne voudrais pas changer d’époque.

J’attends la décision au sujet de nos bureaux, avant de louer quelque chose. Les loyers viennent d’être majorés de 15 % ! (Pas le mien heureusement.)

Comment vont mes sœurs ? J’espère beaucoup que Titine tient le coup avec sa bonne humeur. Avez-vous aussi froid que moi dans ma « cave » ? J’ai bien de la peine à faire passer ma toux définitivement. Je travaille à plein ces jours, démarches, visites, téléphones, confection du catalogue, organisations nouvelles tout à la fois. J’ai donné trois bouquins à illustrer à Pierrette. La pauvre en est bien contente, car sa maison a renvoyé presque tous les employés, et la voilà sans rien au moment où ses parents allaient venir la rejoindre !

Oncle Edmond va désespérer définitivement de sa chance ! Est-ce au Congrès du christ[ianisme] social que Papa a été à Genève ? Caudron devrait y aller aussi avec Monbrison, mais je pense qu’il n’a pas trouvé le temps, vu les circonstances. Ça doit être plein de gens intéressants. — Boegner prend ma place dans l’auto de Caudron pour Prague, hélas, trois fois hélas, c’eût été un bien beau voyage… Enfin, ma situation ici est mieux établie que jamais. Caudron a dit que j’étais le collaborateur avec lequel il aimait le mieux travailler, et Boegner idem. J’en suis confus.

Je vous ai abonné à Foi et Vie. Le prochain numéro est excellent, et très actuel, de toutes sortes de façons. Paraît dans cinq-six jours.

Je vous embrasse.
Top.