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1929-06-29, Denis de Rougemont à Antoinette de Rougemont

Ma chère Toinette,

Merci de tes lettres, qui me font toujours plaisir et me sont encore un lien avec notre bonne ville. J’ai heureusement reçu un peu plus de courrier ces derniers temps — tu sais que c’est quasi une maladie chez moi que l’attente du courrier — en particulier des lettres touchantes de mes amis genevois, et des tas de bouquins d’auteurs que je ne connais pas et que je ferais mieux de ne pas lire. Je travaille maintenant chaque matin dans un jardin abandonné, en terrasse sur des rochers qui dominent la ville, et je suis enfin tranquille, on ne peut pas m’y apporter toutes les demi-heures les échantillons de petits plats et gâteaux divers que la joyeuse Mutter Reichert prépare avec amour-délices-et-orgues et qu’il faut manger de la même manière. « Schmeckt gut », toute la journée, et beaucoup de tennis, et mes 7 à 8 heures de sommeil. Excellent pour les nerfs et le travail — et le reste. Une vraie cure, et ça tombe bien.

Dimanche, grand tournoi de tennis. 30 concurrents, gros événements parmi les Calwois et les métèques, dont certains jouent tout à fait bien. (On parle à peu près toutes les langues sur les courts, hélas.) Je m’entraîne sérieusement et j’ai fait de grands progrès.

[p. 2] Et toi que fais-tu au golf ? Seras-tu bientôt de force à battre Madame Chenevière, « une fervente du “club” » ? Je suis au désespoir de rentrer si tard à Areuse, je m’étais beaucoup réjoui des nombreuses parties projetées avec les Chenevière en juillet, et j’aurais été content que vous les voyiez. Mais le devoir, le Devoir, cette absurdité dont on ne peut même pas dire qu’elle est sans nom, hélas… « L’impératif catégorique » qui est le fond de la morale de Kant adoptée par les protestants et l’« Allemagne qui travaille », est la cause véritable de la guerre, et de toutes sortes d’autres maux cachés non moins graves. L’humanité ne sait plus flemmer, c’est épouvantable. Et elle prend tout au sérieux, excepté les deux ou trois grandes choses invisibles qui le méritent. Ceci dit, j’avouerai que je suis affolé par cette sacrée langue à rajoutons, et que je n’avance pas du tout aussi vite qu’il faudrait. Ce n’est pas ma faute, car je travaille, mais je suis réfractaire, et il y a certains jours où je ne puis décrocher une phrase un peu longue sans m’y reprendre à quatre fois, en rajoutant des fautes avec conviction. Je me demande parfois s’il existe vraiment des Français qui ont appris parfaitement l’allemand. Je n’en connais pour ma part aucun.

Avez-vous été à Saint-Aubin sur la nef universitaire ? Je voudrais bien voir Frau Professor à ces agapes lombardesques. Claude DuPasquier est le plus froid et le plus discret des arrivistes. [p. 3] Je me souviens d’une longue conversation que j’ai eue avec lui sur ce bateau de Saint-Aubin, il y a deux ans ; il me disait avec son sourire comique : « Vous vous plaignez de quoi ? Vous sentez-vous gêné aux entournures ? On est tellement libre, aujourd’hui… » Ah ! mon petit vieux, libre ! On ne l’a jamais été moins qu’aujourd’hui. Et que deviennent les Bauer Eddy ? Est-ce que cette chère Marie-Louise arrive à humaniser son petit cornichon d’époux ?

J’ai été à Tubingue et à Stuttgart. Je vais encore aller à Heidelberg, et Wildbad, peut-être en compagnie d’une jolie petite Calwoise [Illisible]. Ce sera un grand jour, une aventure comme elle n’en a vu qu’au cinéma. Elle m’a donné l’autre jour une grosse boîte de fondants, elle m’écrit tous les jours — ce qui m’est un précieux exercice — et sait bien qu’elle ne peut attendre grand-chose de moi, mais n’en souffre pas trop. Grâce à cette petite liaison (le mot est un peu fort !), j’ai la paix avec la gent féminine d’ici, qui assiégeait la place auparavant et les Reichert, qui voulaient à tout prix me « marier ».

À propos de mariage, fûtes-vous à Genève voir la femme d’André ? D’après les photos que j’ai vues d’elle, elle doit ressembler à Éliane Grand d’H. — dont je ne sais plus rien, et toi ?

Aux dernières nouvelles, nous allons en août aux Ruillères. Y viendras-tu [p. 4] un peu ? — J’aimerais bien aller quelques jours dans les Alpes, mais il me reste bien peu de temps.

Je suis installé sur une terrasse au bord de la scierie, derrière la maison, à l’ombre d’un grand parasol rouge, et les passants s’arrêtent sur le pont pour me voir écrire ! Ça doit leur paraître tout à fait bizarre. — J’ai écrit une petite fantaisie sur Hölderlin à Tubingue, pour la revue de Boudevilliers, je pense que ça paraîtra bientôt. (Mon porte-plume est mal fichu, car je l’ai employé pour marquer des balles.) — Comment Titine prend-elle sa séparation (dont je suis assez content, après tout — après ce que j’ai expérimenté avec Dorette et son fils).

Et voilà ma gazette de Calw épuisée. As-tu du temps pour lire ? As-tu lu L’École des femmes de Gide et Léviathan de Julien Green ? Moi, j’en suis à la 100e page de Wilhelm Meister, qui en a 500.

Au revoir, ma chère sœur, dis mes amitiés affectueuses à Max, et dis à Areuse que je vais bien et n’ai rien de spécial à communiquer.
Ton frère affectionné
Topinet

 

Je reçois à l’instant une lettre de Roland [de] Pury qui a passé une demi-heure seul avec la duchesse de Guise, « Reine de France », et est transporté par le souvenir naturel de Sa Majesté.

Par le même courrier m’arrive une lettre de Maman à Madame Reichert, cela a fait la meilleure impression. — Pourrais-tu une fois inviter Gretel à déjeuner ? Elle en serait si enchantée que cela vaudrait la peine.