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1942-03-14, Denis de Rougemont à Antoinette Petitpierre

Chère Toinette,

Voici des mois que je ne t’ai écrit, mais tu auras su un peu de mes nouvelles par Areuse. Voici les grands traits de mon histoire, et je te supplie de n’en rien dire aux parents, comme avant. Je suis rentré d’Argentine fin novembre. À Rio, une lettre de Simonne me disait que le mieux serait de prendre une maison près de New York et d’y vivre bourgeoisement. J’arrive, je vais à Philadelphie, elle vivait près de là, dans un hôtel avec les petits, et le premier soir elle me dit qu’elle a un nouvel amant, un avocat tchèque de mon âge qui veut l’épouser. Le premier (écrivain célèbre et juif) on n’en parle plus. Refus total de vivre avec moi. J’ai été à l’hôtel à New York pendant un mois, puis j’ai pris un atelier et j’ai commencé ma vie de veuf. Mais cette double installation, et deux déménagements de ma famille, m’ont coûté presque tout ce que j’avais gagné à Buenos Aires. Enfin je leur ai loué un petit flat à Long Island, tout près de notre jolie villa de l’an dernier, et je vais y voir mes petits le dimanche. Ils m’adorent et je le leur rends bien. C’est ce qui rend le divorce impossible. J’ai juré que je ne les abandonnerais jamais. Elle est furieuse, parce qu’elle s’imaginait que j’allais divorcer en les lui laissant. Je ne vois aucune solution. Même si un jour ou l’autre sa démence se guérit, ce sera surhumain de reprendre une vie commune. Elle est malade, c’est évident, et désespérée de ce qu’elle fait, et s’en est parfois rendu compte, mais cela n’excuse pas tout, le manque de cœur surtout. Je suis seul. Pendant trois mois, je suis sorti une ou deux fois par jour, pour me distraire. J’ai une centaine d’amis, je suis invité à un repas sur deux. J’ai une douzaine d’amies de cœur et rien de plus. Cela rend la solitude tolérable, mais ne la supprime pas. Parmi ces amis et amies, il y a les gens les plus riches du monde, les Bemberg d’Argentine, les Rothschild de Paris et de Vienne, des Tchèques (dont une belle fille qui est en train de taper un livre que j’écris, gratis), des Américains, des gens qui ont de 25 à 250 millions de dollars. Mais cela ne facilite en rien ma situation matérielle. J’ai de quoi vivre jusqu’à fin mai. Ensuite, c’est l’inconnu total, et deux loyers sur les bras (100 dollars par mois). Et les petits à nourrir. Je suis professeur à l’Université française, mais elle ne paye pas.

[p. 2] Je termine un livre sur le diable, écrit en un mois, et espère en tirer de quoi vivre 3 ou 4 mois de plus. Mais encore faut-il tenir le coup moralement. Le voyage d’Argentine m’a fait du bien et m’a rendu confiance en moi. C’est un peu bête, mais le fait d’être traité en grande vedette 3 mois donne de l’assurance (J’ai nettement « gratté » Walt Disney qui était là-bas en même temps que moi.) Ici, tout est beaucoup plus dur. Il y a trop de gens, et aucun respect de la qualité. Je n’ai jamais réussi à épater les nigauds ou les ignorants. Mon éducation à Couvet et Areuse me préparait mal à bluffer ! Il est bizarre que le seul jeune écrivain français de ma génération connu à l’étranger et traduit en 8 langues en soit réduit à caser de petits articles bébêtes dans des magazines de mode de New York, mais c’est un fait. Et après tout, je n’ai pas le droit de me plaindre quand je pense à ceux qui se font tuer partout.

Je comptais retourner en Argentine cet été ou avant, car une amie qui est présidente de l’Opéra de Buenos Aires y fera donner Nicolas en mai. Mais la guerre arrête tous les projets de voyage. Mon seul espoir est de travailler pour le gouvernement, où j’ai des relations par mes livres. Ma nostalgie de l’Europe ne fait que croître. Une maison de campagne dans le plateau suisse me paraît le paradis. Et tous mes livres abandonnés à la Celle et chez Gide ! T’ai-je dit que je me suis beaucoup lié avec Jouvet et Ozeray à Buenos Aires ? Ils me parlaient de la Suisse romande avec tendresse. L’homme qu’Ozeray préfère à Neuchâtel, c’est Méautis (!!). Il lui parlait de Nicolas de Flue, et elle m’a donné une médaille bénite à mon départ. Je tâche de les faire venir ici, ainsi que Victoria Ocampo, la « first lady in the world ». Tout ce qui touche à l’Argentine m’est resté si cher. Ce fut une féerie et un oasis. — Mais le retour en Suisse vaudrait plus que tout cela, s’il était possible. Il l’est moins que jamais.

Drôle de vie, comme tu vois, et pas gaie tous les jours. Mais passionnante à bien des égards. New York est actuellement le centre du monde, — pauvre Paris. Et c’est là qu’on peut apprendre l’horrible vie moderne. (Je deviens réactionnaire ici.) Ou apprendre à souffrir, et même à se fatiguer de souffrir, après plus d’un an. J’ai beaucoup moins pitié de moi que de ma pauvre ex-Cigogne, de sa pauvre vie quasi recluse, désespérée (elle sait qu’elle a perdu et s’obstine pourtant) et sans aucun horizon. Le Tchèque habite ici, ils se voient, mais peu, et tant qu’elle ne renonce pas aux enfants, elle sait qu’elle ne peut pas l’épouser.

J’ai laissé traîner cette lettre plusieurs jours, et la retrouve dans un manuscrit. Je sors d’un dîner archiparisien chez les Robert de Rothschild, avec les Pertinax et Mme Paul-Louis Weiller, qui fut une des jeunes reines de Paris. Étranges survivances. Il y avait aussi le fils de Barrès et un fils du pasteur Boegner. C’est New York en 1942, les amitiés d’exil, comme si on s’était toujours connu… Écris-moi quelquefois, c’est toujours une joie.

Je vous embrasse tous.
Denis

 

[p. 3] 1er avril [1942]

Ta lettre est arrivée comme j’avais déjà cacheté mon enveloppe. Et voilà dix jours que je n’ai pas réussi à terminer cette épître. J’ai déménagé hier, ma nouvelle adresse est :

11 West 52d Street
New York City

C’est plus grand, plus confortable et plus central. Je partage cet appartement avec un excellent chanteur que j’avais connu autrefois à Pontigny, fils d’une cantatrice jadis célèbre, Maria Freund. J’ai terminé mon diable et m’occupe à le vendre.

Merci des nouvelles que tu me donnes. Je comprends les hésitations de Max. Qu’a-t-il décidé ? À sa place, je pense que je serais resté à Neuchâtel. À la tienne aussi, s[û]re.

J’ai accusé réception de l’argent de Nicolas à la banque suisse qui me l’avait transmis, et j’ai écrit à Areuse que c’était arrivé juste à temps : j’ai pu le toucher trois heures avant de partir pour Buenos Aires, après dix jours de démarches. Merci à Max de s’être occupé de cela et pardon de ne pas lui avoir écrit : je croyais à vrai dire l’avoir fait.

Je comprends qu’on critique mon absence, et préfère cela à l’oubli total. Mais que pourrais-je faire en Suisse ? Il m’arriverait ce qui m’est déjà arrivé, ou à Karl Barth, et je n’en vois l’avantage pour personne. Ce serait 4 bouches de plus à nourrir, voilà tout. Et ce que je sais, je ne pourrais le dire ni l’écrire. Contrairement à ce qu’on pense, j’aurais la vie beaucoup plus facile, matériellement, qu’ici (sauf chance imprévue d’ici quelques mois). Et je serais peut-être plus heureux. Mais j’ai des raisons profondes pour rester ici, malgré tout, malgré mon désir de retour. Encore quelques mois, ou une année. On finira par comprendre en Suisse que j’avais raison.

Sur quoi je te quitte pour que cette lettre puisse enfin partir. Je vais écrire aussi à Areuse.
D.