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1927-12-23, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Cher Père, Mère, frère et sœurs,

Je vous souhaite à tous un très bon et très heureux Noël en famille. Pour moi, voici la première fête de Noël que je passe loin de la maison ; c’est comme ça, quand on devient un grand garçon ! Dimanche j’irai je pense au concert, en guise d’arbre. Demain, je suis invité chez le Dr Schwarzwald et Mme (dont je vous ai déjà parlé je crois, c’est lui qui a fait le rétablissement financier de l’Autriche il y a 3 ans, il nous doit donc environ 80 000 fr.). Ce sont des juifs, sozial-démocrates (presque communistes), aussi suis-je assez curieux de savoir comment ils comprennent une fête de Noël !

Et lundi, départ pour Budapest. Je voyage en Ire classe, aux frais du gouvernement hongrois, j’ai obtenu mon visa gratuit, et avec les recommandations de Charly Clerc, je serai certainement reçu au Collège Eötvös. Voilà qui [p. 2] me fait une économie d’environ 120 sch. c’est appréciable ; sans cela, je n’aurais tout simplement pas pu bouger d’ici. Tout cela marche fort bien. J’ai eu ces facilités en suite de visites à M. Jaeger, ministre de Suisse et à M. de Lukács, de la légation de Hongrie. On a tracé « étudiant » sur mon passeport, et mis à la place « journaliste » et le tour est joué.

Je vous écris à 10 heures du matin, assis en pyjama à mon bureau de ministre, dans une chambre admirablement chauffée que notre valet de chambre Ludwig vient de mettre en ordre, et après une douche et un bain qui m’ont réjoui l’âme autant que le corps. Je vis très économiquement depuis que je suis au Centre français. David et moi, nous y faisons notre cuisine nous-mêmes, et sommes bien mieux nourris qu’au restaurant. Régime pommes frites-beafsteck. J’ai recommencé d’écrire, et suis en train de finir un article sur le péril Ford, pour Foi et Vie. J’enverrai aussi quelque chose à Charly Guyot pour sa Nouvelle Semainea. Avez-vous reçu l’épreuve d’une note sur la Princesse Bibesco ?

[p. 3] Je n’ai qu’un gros ennui ces temps, mais vraiment bête : Dominicé m’a demandé d’être son ami de noce à Genève, le 4 janvier. Bénédiction à Saint-Pierre, déjeuner à la rue des Granges, le grand tire-bas genevois. Cela m’aurait fait un immense plaisir, mais hélas, je n’ai pas le moyen matériellement de venir en Suisse pour 1 ou 2 jours, et je me vois obligé de refuser après 4 jours de terrible perplexité, ce qui me navre. Il paraît qu’on ne peut pas tout avoir, dans la vie. Ça me dégoute. Je ne compte plus que sur un miracle, par exemple, que S. E. le comte Bethlen, que je suis censé aller voir, me charge d’une mission secrète à Genève et me prête un habit pour l’occasion. C’est peu probable. (L’habit me serait utile aussi pour aller à l’ambassade d’Allemagne le 7 janvier.)

Merci pour les lettres de maman et Toinette, qui m’ont fait très plaisir. Je comprends fort bien que mes dépenses des deux premiers mois vous aient un peu ému, mais me voici à flot maintenant, et je m’en tiendrai aux 320 ou 350 que vous m’enverrez, et que j’aimerais bien avoir pour le 1er de chaque mois. Je peux gagner quelque argent à côté, et écrire des articles (mais ils sont toujours payés tardivement et irrégulièrement).

[p. 4] Le 2e paquet arrivera un de ces jours à la Pestalozzigasse, j’ai prévenu. Merci 1000 fois à Maman pour la peine qu’elle a pris à faire ces caissettes.

Je donne des leçons à une jeune dame qui m’a invité à faire de temps à autre des parties de skis avec elle et son mari, je serai donc très content d’avoir des vêtements de sport et des gants fourrés. Ceci pour janvier.

Il fait un froid terrible depuis 8 jours, –23° dans les environs de Vienne, et en ville, jusqu’à –18°, normalement –12°. Avec un vent continuel et une petite neige qui rendent la circulation des plus périlleuses et douloureuses. C’est l’hiver le plus froid à Vienne depuis 34 ans ! J’espère que cela ira mieux à Budapest. Pendant que j’y pense, voici mon adresse hongroise :

Eötvös Collegium
Ménesi ut. 11-13
Budapest I

J’y serai vraisemblablement jusqu’au 2 ou 3 janvier. Je regrette de manquer la soirée de noces d’A.-M. de Pury. Il faut que Toinette y aille, ce sera certainement très bien, et elle pourra me [déposer] aux pieds de la baronne.

Au revoir mes chers, encore une fois bon Noël à tous, mille choses à tous les Areusiens, et 1000 spécialement à Tante Beth.
Je vous embrasse tous.
Topin