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1933-10-22, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Notre voyage n’a pas été trop facile, mais enfin nous voici installés, dans une toute petite maison de quatre pièces, toute blanche au-dedans et au-dehors, et qui est la réalisation d’un de mes vieux rêves. Ma belle-mère et mon jeune beau-père sont encore ici pour quelques jours et nous initient au pays. Tout est très beau, plus que je ne l’espérais. La campagne a reverdi après les pluies de septembre, la vigne rouge court par terre, et les dunes me rappellent la côte de la Baltique à Waldburg. Tout ce pays plat baigne dans une lumière liquide qui anime le paysage et devient vraiment magnifique le soir, au coucher du soleil. Les murs blancs, bleuâtres ou dorés des maisons basses se détachent sur un ciel bleu vert sombre, ce sont des tons que je n’ai vus qu’en Provence ou en Italie. Il fait encore doux, et je crois que nous n’aurons pas froid cet hiver, avec nos grandes cheminées.

Nos plus fortes dépenses seront le pétrole des lampes et le bois du feu. On pourrait se nourrir ici des poissons et coquillages qu’on va prendre à la main dans les flaques à marée basse [p. 2] en y ajoutant bien entendu le pain et le vin du pays, qui ne sont pas chers, et les pommes de terre du jardin. C’est à peu près de cela que vivent les paysans du village. Le silence de ce pays est ce qu’il a de plus beau. Pas d’autos, pas même de chars, une multitude d’oiseaux et un carillon aigrelet.

Nos derniers jours à Paris ont été terriblement fatigants. Simonne était grippée, moi éreinté par nos déménagements et toutes les démarches nécessaires et inutiles pour la plupart relatives à nos transports, à la reprise, à nos impôts, à diverses collaborations que je croyais possibles. Finalement, je n’ai guère d’assurances que du côté des Nouvelles littéraires, où je suis chargé désormais de la chronique des livres protestants, une fois par mois. C’était Gillouin qui la faisait, mais il l’avait abandonnée depuis plus d’un an. J’ai aussi de bons espoirs dans deux autres hebdomadaires littéraires, et dans un nouveau journal qui paraît à Genève, le Momenta. Si cela marche, nous aurons de quoi vivre ici sans soucis. Sans compter que je vais terminer mes livres et en publier des fragments en revues. Dans l’édition, il n’y a plus rien à espérer. On veut bien de moi, mais avec des capitaux seulement…

En attendant lesdits capitaux, le cadeau d’Oncle Louis sera le très bienvenu. Mais je crains de ne pouvoir toucher ce chèque dans mon île. N’y aurait-il pas moyen que vous le touchiez — s’il n’est pas barré — et m’envoyiez le montant en billet français ? Sinon, je l’endosserai au nom de Papa, et cela pourra marcher également. Comme il me reste encore 2000 fr., je puis d’ailleurs attendre un peu.

Envoyez-moi de temps en temps des journaux suisses, en particulier le Moment et la Gazette rendant compte des livres protestants. Et aussi du tabac, par les moyens habituels, cela m’aide à travailler.

Messages affectueux de Simonne. Je vous embrasse.
Denis