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1924-02-16, Denis de Rougemont à Antoinette de Rougemont

Chère Toinette,

J’avais promis de t’écrire vite, et je tiens, pour une fois. Tu as causé un beau tam-tam dans la maison en annonçant ton expulsion d’Angleterre ! Papa, très calme, agressivement calme, expliquait à Maman que tu aurais dû aller à Londres, que cette histoire était ridicule, que tu étais en règle avec la police, etc. Maman faisait du sentiment. Titine se réjouissait tout simplement, moi je me faisais traiter d’impertinent par Maman et de contrelayua par Papa si j’appuyais Maman. Henri découvrait à la fin du souper que c’était une histoire pas ordinaire. Ça me semble encore bien curieux en effet. On attend des détails. [p. 2] Je ne sais pas ce qu’on [n’]a pas imaginé pour expliquer l’affaire, les romans les plus invraisemblables, comme par exemple : le monsieur aimable n’est qu’un imposteur qui veut te faire partir et te suivre ; ou bien : on en veut à la famille [Hargreaves] et on fait partir tous les domestiques et la gouvernante ; etc., etc.

En attendant tu auras lu « mon article » ! Tu auras été choquée de mon assurance et de mon ton de papa quand je parle de Montherlant qui s’assagira. Je ne suis heureusement pas trop « le type qui a pondu un article à la Semaine », parce que les Neuchâtelois la lisent peu, ou en tout cas ne se doutent pas que ce D. de R. et moi ne font qu’un. Mes profs gardent un silence étonnant, à part [p. 3] un ou deux. Je ne sais si c’est une désapprobation, je ne crois pas. Quant aux types, certains me félicitent chaudement, beaucoup ignorent tout, d’autres me montrent clairement que se sortir du gros tas c’est offenser leur dignité, directement. Jacques W. m’invite illico pour un bridge, que je refuse. (Lécheur !) Quant aux dames, elles se pâment. Tante Marthe m’écrit, et Mme D. B. Ppt. m’envoie « ses chaudes félicitations pour votre bel et simple article ». Somme toute, peu de chahut, et sincèrement, j’aime beaucoup mieux.

J’ai soupé vendredi passé chez Pouce à Boudevilliers. Soirée charmante, camaraderie parfaite [p. 4] tout en « gardant les distances ». Pouce m’a confié qu’il écrivait un article pour la Semaine. Je ne lui ai soufflé mot de celui que je publierais le lendemain. Tu penses ce qu’il a été époustouflé quand je lui ai tendu le numéro le lendemain matin ! Entre autres choses, il m’a appris sur Gide des choses non pas incroyables, hélas, parce qu’il les tenait d’Henri Ghéon, ami de Gide, mais de bien tristes. « Ses dieux sont morts », disait Rosset à qui je le rapportais.

Gide n’est pas un dieu, c’est un démon, je n’en doute plus. C’est heureux que Pouce m’ait ouvert les yeux, du reste, je l’aurais fait sans lui, plus lentement. C’est que [p. 5] c’est grave. Je faisais de Gide ma nourriture durant tout le trimestre passé, et je t’assure qu’il ne faut pas un très long contact pour être prodigieusement influencé par cet homme. Je lis dans Les Thibault, de Martin du Gard, des chapitres décrivant l’influence de la première lecture des Nourritures terrestres sur un jeune protestant. C’est effrayant, unique, pas un livre n’a ce pouvoir explosif. Je ne peux pas dire qu’il m’ait fait du mal, au contraire, il m’a appris à me « sortir », ce qui m’était la chose la plus pénible auparavant, il m’a appris une façon de vivre qui est d’une richesse incalculable. Mais je crois que je m’en suis délivré au bon moment. Du reste, c’est grâce à lui par exemple, que je puis maintenant [p. 6] me décider à partir d’ici à n’importe quel moment, sans rien emporter avec moi, et sans aucun malaise, sans dépaysement. Je m’installe dans un café de l’Écluse avec un copain, comme chez moi, et je lis des vers d’Apollinaire à la servante qui n’en revient pas. Ou bien je rate le train de 11 heures, etc., etc. Mais je n’ai plus la religion de Gide, depuis que je sais que le mot de Béraud est vrai, en un certain sens : « La Nature a horreur du Gide ! » Tout ce qu’on peut prendre pour du dandysme cynique dans Gide, est moins que la vérité.

Excuse-moi de tant m’allonger sur ce sujet, mais c’est une aventure intellectuelle assez grave pour t’intéresser je crois, d’autant plus que tu n’auras [p. 7] pas été sans sentir plus ou moins le charme (il s’agit bien de charme !) l’emprise des Nourritures terrestres. Tu comprendras aussi pourquoi Montherlant me fait après cela l’effet d’un bon coup de vent du large. — Je ne reçois toujours rien de Pierre, depuis un mois qu’il est à Florence. J’ai peur pour lui, qu’il prenne à la lettre le conseil de « détachement » qu’il aime dans Gide. Du reste, il commençait à m’excéder les derniers temps, par ses « complications » pessimistes.

J’ai été à une soirée chez Denis [Reynier], somptueuse à souhait ; mais avec qui parler, ou ne pas parler ? Des petites, des plus grandes trop sages, des [Jéquier], etc., bêtes et ennuyeuses de prétentions. (Au monde, que leur raconter qui ne les effraye pas ?) [p. 8] Le problème féminin est donc mis de côté pour l’heure, étant insoluble. Cela me fait penser à mes problèmes de math ! qui me persécutent, et à une compote ennuyeuse que je dois pondre pour lundi : « L’expérience rend plus difficile la réussite, parce qu’elle diminue la part du hasard. » Il faudrait être lyrique pour ranimer une vérité si essentielle, bien que méconnue.

Je m’aperçois que j’écris une des plus longues lettres que j’aie écrites. Radotages, mais si tu n’as rien d’autre à lire… Titi Coulon était déjà si heureuse de te voir revenir qu’elle m’a presque grondé quand je lui di[s] que tu restais. Je finis. On vient dans ma chambre toutes les demi-heures, c’est d’un agaçant ! « E…… nous d’ça. »

Au revoir.
Ton frère affectionné
Topin % Chauvin