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1928-06-12, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Merci de vos lettres reçues avec l’argent du mois et suivies des paquets de tabac, eux aussi bienvenus. Je n’ai jamais reçu la lettre de Mme Jean Martin, êtes-vous certains qu’elle l’a écrite ? Devrais-je lui écrire un mot ? Je serais bien curieux, en tout cas, de connaître l’opinion de Madame directeur du Journal de Genève ! En fait de journaux, je suis muni d’une carte de presse des Nouvelles littéraires qui me vaudra peut-être quelques avantages (en Hongrie en tout cas) et l’entrée gratuite dans les cinés de Paris !

Je nage dans la musique, à plus que haute dose. Un concert, une messe (ou 2), un opéra par jour. C’est une véritable ivresse. Les fêtes de Schubert battent leur plein et c’est une occasion unique au monde d’entendre foule de grandes œuvres en très peu de temps. J’ai été à Mödling, le village de Beethoven, entendre la Missa Solemnis dans l’église où elle fut créée, [p. 2] puis le lendemain, je la réentendais au Stefansdom, après quoi je fus aux Noces de Figaro ; le lendemain à un concert de 4000 chanteurs devant le Rathaus illuminé du haut en bas. Dimanche, messe au Stefansdom, de Anton Bruckner, puis à la Burgkapelle, de Schubert. Après-midi aux courses, soirée au Prater. Ce soir, un concert ou une opérette. Demain soir, la Flûte enchantée de Mozart. Et ainsi de suite jusqu’au 17. Il y a eu aussi une Sérénade Schubert dans une cour intérieure de la Hofburg, grande comme une place d’ailleurs, entourée de 3 côtés par le palais impérial, du 4e par 3 palais particuliers, toutes fenêtres ouvertes et décorées de princesses. C’était aussi viennois que possible. Il me reste peu de temps en dehors de ces festivités et des démarches nécessaires pour y assister. Je travaille peu pour moi, mais n’emmagasine pas moins. Je me suis lié à l’Université avec un jeune autrichien très aimable avec qui je parle allemand des heures durant, très agréablement, et pour le plaisir. Cela m’exerce à parler littérature et autres sujets un peu plus complexes que d’ordinaire, en allemand. J’ai complètement cessé de sortir chez des particuliers, par ennui, malgré moult occasions. La vie au Centre étant beaucoup plus agréable que par le passé, on sent moins le besoin d’en sortir.

Je n’ai toujours rien fixé quant à mon voyage hongrois. Je ne puis partir d’ici avant le 24 juin. Car nous avons le 23 la dernière réception officielle de l’année, il convient d’y assister. Mais de toute façon, je serai de retour vers le 10 juillet au plus tard.

Votre fils très affectionné
Topin.