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1941-09-02, Georges de Rougemont à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Ta lettre écrite près de Rio de Janeiro nous a amusés ; tu as bien fait de t’amuser un peu, avant d’entreprendre ta tournée de conférences, qui te vaudront quelques semaines fatigantes, mais pleines d’intérêt. Voir et entendre tant de choses nouvelles, quelle aubaine pour toi ; tu rapporteras sans doute de là-bas la matière de nombreux articles et livres peut-être.

Tu auras été reçu à Buenos Aires très cordialement. [Illisible] et d’autres se réjouissaient de te faire les honneurs de leur pays d’adoption. Je me représente, d’autre part, que tu es très confortablement installé chez Madame Victoria Ocampo.

Il y a un an que vous nous quittiez ; tu nous parlais alors d’une absence de six mois ; personnellement, je pensais bien que votre séjour là-bas se prolongerait ; il est dans ton intérêt de profiter le plus possible des occasions que tu as de t’enrichir… L’essentiel n’est pas que tu nous reviennes tout cousu d’or — ce qui est peu vraisemblable — mais riche de connaissances et d’expériences nouvelles.

Une fois ton livre lancé, au début d’octobre, à New York, auras-tu de quoi t’occuper pendant l’hiver ? Songes-tu à faire des conférences, à te rendre au Canada, ou ailleurs encore ? Un retour au printemps vous paraît-il possible ? Sans doute ne vous est-il pas facile de préciser vos projets, actuellement ; les circonstances politiques et économiques déterminent vos décisions ; si impatients que nous puissions être de vous revoir, comme beaucoup d’autres parents, vieux parents, nous patienterons.

Nous avons reçu de Simonne une lettre intéressante ; elle aura donc réintégré son domicile, avec Nicolas et Martine, ces jours-ci. J’aime à croire que l’argent [du] Nicolas de F. lui aura été remis, et qu’elle est sans souci de ce côté-là. Nous comptions que cette somme, envoyée télégraphiquement, te parviendrait avant ton départ ! On nous l’avait fait espérer. Je regrette que tu aies eu ces ennuis au dernier moment.

Je suis toujours encore occupé à faire rentrer les sommes qui te sont dues : les gens paraissent, en général, peu pressés de s’acquitter [p. 2] de leurs dettes. Les Basler Nachrichten ne réagissent pas à mes sollicitations, directes ou indirectes. La Baconnière ne s’exécute que par petits versements ; mais je ne perds pas de vue tes intérêts, et je tiens tes comptes à jour.

Je t’ai adressé, en son temps, une enveloppe contenant plusieurs coupures de journaux, rendant compte de la représentation de Nicolas de F. ; je crains que tu ne l’aies pas reçue. Les journaux socialistes et d’extrême droite ont fait preuve d’un égal parti pris de dénigrement ; la clique [Illisible] a fait, elle aussi, son possible pour enrayer l’élan et éteindre l’enthousiasme ; elle n’y a d’ailleurs pas réussi.

Tes amis répètent en général que ton absence se prolonge ; ils disent qu’on aurait, plus que jamais, besoin de toi dans les actuelles conjonctures. Il est évident que Rome se livre à une propagande de grand style, et sans précédent. Si tu étais là, les articles que tu écrirais donneraient du fil à retordre aux [Illisibles] catholiques, et nous réconforteraient. En attendant, j’explique à ceux qui en parlent, les raisons que tu avais de t’en aller, et les motifs du prolongement de ton séjour là-bas. Quelques-uns ici sont encore à penser que l’on ne peut servir la Suisse que sous l’uniforme !

T’ai-je écrit l’heureux résultat du vote du 6 juillet : la « Fusion » a été acceptée à vingt voix de majorité. Il n’y a eu que 11 000 votants ! Les 30 % du corps électoral ; cette faible participation au scrutin a été une déception pour nous ; mais enfin, nous pouvons enfin nous atteler à la grande tâche de la reconstruction de l’Église protestante neuchâteloise. Nos autorités synodales vont nommer une constituante de quarante membres, pasteurs et laïques, qui aura pour tâche de mettre sur pied le statut de l’organisation de la nouvelle église pour le 1er janvier 1943.

Adieu, mon cher Denis : que Dieu t’ait en sa Sainte Garde au cours de tes pérégrinations sur terre et sur mer ; qu’il permette que tu retrouves bientôt ton foyer.
Avec un paternel baiser