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1930-02-01, Denis de Rougemont à Alice de Rougemont

Chère Mère,

Je te récris vite pour demander l’envoi du linge que tu as retrouvé, dont j’ai le plus urgent besoin. Merci pour les colis, arrivés il y a 2 jours.

Tout va bien ici. Mon travail devient de + en + intéressant, nous recevons plus de manuscrits que nous n’en pouvons publier, et les grands projets de Caudron paraissent de moins en moins chimériques. À ce propos, j’aurais besoin du livre sur Madame de Charrière comme modèle pour un livre que nous publions sur Mme Necker de Saussure. Le possédons-nous ou était-il prêté ? S’il n’était que prêté, je l’achèterai ici aux frais de « Je sers ». Je lis un manuscrit très bon intitulé « Qu’est-ce que le protestantisme », cela rendra de grands services aux protestants embarrassés par des questions insidieuses.

Je reprends le dessus, assez lentement à vrai dire, physiquement. Le métro m’anéantit, j’en sors toutes les fois la tête lourde et les jambes en coton. Je viens d’y passer une demi-heure en rentrant d’un déjeuner chez Dominicé à Belleville, mais l’excellent repas qu’il nous a offert m’aide à supporter.

[p. 2] Hier soir, dîné avec les Monod. Ce soir, dîner avec un prince Ouroussoff qui fut un protégé des Pury au début de son exil. Demain soir : La Tempête de Shakespeare, traduction Pourtalès, à l’Odéon. Lundi soir : dîné avec Jacques Pourtalès ; mardi avec Marcel Hofer-Marsaux ; samedi, chez les Jacques Pury avec une comtesse de Sonis qui écrit dans les journaux de Coty et peut m’y être… utile. Ensuite, 2e bal de Seynes et un bal chez une baronne des Rotours dont je ne connais que le nom et l’adresse. Ouf ! Et ça n’est qu’un début ! Bientôt il y aura 2 ou 3 choses par soir ; ensuite je n’irai plus nulle part, saturé. (Cela vient si vite !) — (Je vous envoie une coupure du Figaro où Roland et moi ne figurons pas, n’étant venus qu’après le dîner, à 10 heures, ainsi que les ¾ des invités. À remarquer qu’il y avait là 7 familles princières et ducales — soulignées — on ne fait guère mieux dans ce genre.)

L’important, c’est que je retrouve une puissance de travail dont j’ai été totalement privé ces 3 dernières semaines comme il était naturel d’ailleurs après ma licence et avec cette atmosphère de Paris qui donne sommeil et soif pendant 15 jours au moins.

Paris devient vite une ville comme les autres, sauf toutefois quand on traverse en autobus la cour du Carrousel, ou qu’en traversant la place de l’Opéra on embrasse d’un regard le Boulevard des Italiens et l’Avenue de l’Opéra, vers 6 heures du soir : c’est chaque fois le petit frisson…

À bientôt de vos nouvelles à tous j’espère. J’apprends par une lettre de la mère de Roland que tu lui fis visite, je crois qu’elle a été beaucoup plus malade que R. ne l’a su.

Je t’embrasse, 1000 affections à tous.
Top.