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1931-01-23, Denis de Rougemont à Antoinette Petitpierre

Ma chère,

J’ai été bien content d’avoir un mot de toi, je ne pouvais pas écrire de mon côté. Quelle envie vous m’avez fait avec votre séjour d’Arosa — c’était d’ailleurs amer de me plaquer si ouvertement ! Mais maintenant il vous faudra songer à m’amener ma petite sœur au printemps, après Pâques, quand j’aurai — peut-être — un peu de temps à moi… Je suis naturellement très triste que vous quittiez le faubourg, parce que c’était l’idéal des appartements et aussi parce qu’on vous y rejoignait facilement. Port-Roulant est terriblement inaccessible. Enfin, j’exagère peut-être, mais je suis tellement conservateur pour ce qui est de l’habitation. J’ai vu en effet Port-Roulant, en allant présenter mes hommages à ta belle-mère et à ton fils, c’est assez beau et cossu, vaste et bien aéré ! — mais loin ! Que loin que loin ! comme disent les gens d’Yverdon.

J’ai été bien coupable en effet de ne pas écrire à Areuse, mais tu sais comment vont les choses : chaque jour on se dit que le lendemain on sera mieux pour écrire, [p. 2] d’ailleurs je crois que je serais un peu excusé par ceux qui se rendraient compte de tout ce que j’ai à faire. Je passe des journées affreuses et longues : à 7 h 45 le matin, conférence avec le directeur, jusqu’à 8 h 05 ; travail jusqu’à midi ½ environ : trois bureaux et six employées à faire barder. De 2 h à 7 h et demie ou 8 h, re-bureau. Et des difficultés variées ou innombrables, de quoi user le meilleur caractère. Il faut tenir tête non seulement à la plus tatillonne et exigeante clientèle, mais aux administrateurs qui « manifestent leur mécontentement » parce qu’un de leurs amis a reçu un livre avec 2 jours et demi de retard. Chasser des employés, eng… le monde, faire des sondages dans les dossiers, discutailler avec aigreur avec les différents chefs de service : c’est bien le genre de vie idyllique qu’on suppose mené par les jeunes poètes. En plus, composer les numéros de Foi et Vie, voir des gens, courir comme un fou dans Paris. Hier par exemple : je m’étais couché à 3 heures (article pour Foi et Vie), levé à 7 h. À midi conférence avec de Traz et Maury à la direction. Engueulade d’un financier qui « administre » nos Éditions. Déjeuner du comité de rédaction de Foi et Vie (on ne parle qu’affaires de la revue), travail jusqu’à 7 h moins le quart. À 7 h et quart, à la gare de Lyon, avec Maury et René Gillouin. À 8 h, dîner chez Roland, toujours pour affaires (prêt de 25 000 fr. — pas à moi). Dans le taxi entre les deux, crise de larmes d’énervement et de fatigue. À 9 h, cinéma avec la petite princesse Ouroussoff. Rencontre [p. 3] par télépathie de Pierre Girard, Supervielle et James Joyce (Roland et la petite Ouroussoff sont témoins que je les ai « devinés » dans la salle). (Autre preuve de fatigue.) Rentré à Clamart à 1 heure. Travail pour Foi et Vie jusqu’à 3 heures. Réveil 7 h — etc. Ainsi tous les jours, sauf que le cinéma est une rareté extraordinaire, je le remplace en général par deux heures de lectures professionnelles ou de lecture de journaux faciles (page gaie de Candide).

La question est de savoir jusqu’à quand cela peut durer. Bien sûr que je dors plus que ça d’ordinaire, mais alors il me reste 0 minute pour vivre un peu. Je dis : zéro. Je n’écris plus. Refuse tout. Ne vais plus aux rendez-vous qu’on me donne. Néglige ma correspondance. Une drôle de vie pour un garçon de 24 ans. On appelle ça faire une belle carrière. Ailleurs que dans l’édition, je pourrais me plaindre de tant travailler pour 2000 fr. mais on me dit que les écrivaillons de ma sorte doivent être bien contents de se faire 2500 par mois (je les aurai en mars) — et que c’est considéré comme le maximum dans la profession. Bon. Gagnons donc notre « vie ».

Toujours pas de femme à l’horizon, et pas même le temps d’y penser.

[p. 4] Je termine, terrassé de sommeil brusquement. 1000 amitiés à Max, et 1000 grâces à [Flamonlet] — il était adorable au Nouvel An.
Ton frère bien affectionné
Denis

 

C’est la première lettre que j’écris depuis le Nouvel An, tu peux être fière de cette faveur !

Ne raconte pas tout ça aux parents, ils s’effraieraient. Je te le dis seulement parce que c’est parfois soulageant de raconter ses malheurs !