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1924-02-01, Denis de Rougemont à Antoinette de Rougemont

Chère Toinette,

Je voulais t’écrire depuis longtemps, et si je ne l’ai pas fait, c’est que 1° je n’ai guère eu le temps (bien que j’ai été malade pendant 1 semaine, mais je n’écris pas étant malade) ; 2° Je voulais attendre certaines choses pour t’écrire.

Mais ce soir, vendredi 1er février, n’ayant rien à faire pour samedi 2 février, rentrant d’une visite à Moulache, qui m’a aimablement reçu dans sa robe de chambre noire, venant de recevoir de Papa un cadeau de 50 fr. parce que je suis abstinent, et « certaine chose étant arrivée », je me décide à t’écrire.

Tu sais ou tu ne sais pas que le trimestre passé m’a été fort dur, pour plusieurs raisons. Or, je soutiens que si un homme [p. 2] n’est pas heureux, c’est que sa philosophie n’est pas adaptée à son genre de vie (au cas naturellement où le genre de vie est inchangeable). J’ai donc changé de philosophie, et je m’en trouve bien. J’ai renoncé au romantisme du café noir et des longues veilles. Je travaille méthodiquement, je remets soigneusement mes livres à leur place, je divise mes journées, je dis : « Telle chose sera faite avant la demie », et elle se fait avant la demie. Je m’astreins à mille restriction[s], puis je m’astreins à ne plus m’y astreindre dès qu’elles deviennent habitudes. Résultat : économie d’énergie, maîtrise de soi, positivisme, débarras de toute sentimentalité.

Exemple de programme réalisé :

Je lis en octobre 1923 un article de la NRF : « La Gloire du Stade », par Henry de Montherlant. Je me dis : « Type formidable, poète du stade et du football, malheureusement d’Action française. À surveiller. » Puis j’apprends qu’il prépare un nouveau livre. [p. 3] L’idée me vient d’écrire un article sur ce livre dès qu’il paraîtra. La gloire de Montherlant augmente. Toutes les revues louent son dernier roman. (Il a publié 2 livres, il a 27 ans.) Le livre paraît enfin sous ce titre : Le Paradis à l’ombre des épées. Bath titre. Le Paradis, c’est le Stade. J’achète le livre. C’est en janvier. J’écris un article où je montre qu’il se met dedans en voulant concilier les morales sportives et jésuites. Une idée toquée me vient : envoyer cet article à la Semaine littéraire. Je le fais, en donnant mon adresse à l’Uni. Ce matin, je vais chez le concierge qui me dit avoir reçu une lettre à mon adresse. ¼ de folie. Je me contiens enfin. Je rentre chez moi sans rien dire qu’à Tuty, qui me jure de garder le secret, et maintenant, sur ma table, j’ai les épreuves, mademoiselle, de mon premier article imprimé. Je les corrige (peu de fautes), je les expédie demain à Genève, l’article paraît samedi prochain, pétard monstre au gymnase à prévoir. Telle [p. 4] la « certaine » chose que j’attendais sans me l’avouer.

Au fond, rien d’extraordinaire dans cette histoire. Bien d’autres ont publié des articles dans la Semaine litt. : N’empêche que mes profs feront un drôle de nez, ainsi que Pierre, qui ne m’écrit rien de Florence où il est depuis 15 jours pour l’hiver. Ainsi que Thési qui pond des inepties dans la Revue de Belles-Lettres. Ainsi que tous les membres de ma famille, qui, sauf Titine à qui je n’ai pu m’empêcher de le dire à midi, ne soupçonnent rien. Gare à samedi prochain à midi ! C’est une aventure. Sans compter que Montherlant va être assez fâché, bien que je le loue fort comme lyrique. Titre de l’article : « M. de Montherlant, le sport et les jésuites ». Si je t’en parle si longuement, c’est que je voudrais m’habituer à cette idée d’être imprimé ; je n’en reviens pas. Enfin, programme exécuté.

Pas d’excès. Il est minuit. Au lit Rougemont. Du calme. À bientôt une autre lettre, j’espère.

Ton frère « qui n’en revient pas ».
Topin.

 

Les Potier nous ont fait cadeau à M et moi de 2 cravates et 1 pochette chacun. Confusion. Maman est guérie. Papa pas encore. Tous ces gens malades, moi y compris, c’est une vilaine misère. Nous en sortons heureusement. Pierre m’a dit avant de partir qu’il avait ton adresse…

Putty te fait gronder de ne pas lui répondre. Il n’écrit jamais 2 fois de suite, dit-il. Rien de neuf à Neuchâtel, sinon le froid. Je vais au Marais demain. Le peintre Meili dont je t’ai parlé m’invite un dimanche chez lui.

Je n’ai plus que Moulache et Rosset comme amis, ça me suffit. On continue à me demander de tes nouvelles de tous côtés. La vie est belle, quand on réussit, intéressante quand on rate. Pour le moment, je réussis.

Je continue à me documenter sur Gide. Je découvre des tas de gens qui en connaissent d’autres qui le connaissent de près.