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1945-08-23, Georges de Rougemont à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Ta lettre partie de [Illisible], le 14 juillet, m’est arrivée le 11 août ; il y a progrès, et donc des chances pour que tu reçoives la mienne en septembre, à l’adresse que tu m’indiques pour ce mois-là.

Les nouvelles que tu nous donnes sont intéressantes. La maison où tu passes l’été avec des amis d’un peu partout, a un caractère bien américain ; je devine les avantages et le charme particulier de cette installation. Au point de vue production, te voilà de nouveau en pleine forme, puisque tu n’as pas moins de trois livres sur le chantier, et que tu collabores à plusieurs quotidiens et hebdomadaires. Tu auras reçu les Personnes du drame et le diable par la valise diplomatique. Pierre Bovet a compris qu’il ne s’agissait pas de préfacer le diable, mais je lui suis reconnaissant d’avoir bien voulu écrire la note explicative qui s’imposait, étant donné, entre autres, le retard de cette publication. J’ai [p. 2] l’impression que tes livres se vendent, mais je ne suis pas encore en mesure de te donner des chiffres précis. J’espère d’autre part que les différends entre éditeurs s’aplaniront et se régleront à l’amiable, sans procès.

Simonne doit être heureuse de son déménagement à Princeton avec les enfants ; mais c’est le commencement d’une séparation que tu sembles envisager comme inévitable, et avant longtemps, définitive. Cette perspective me bouleverse ; je me pose un monde de questions… Que n’es-tu là pour y répondre ; j’aurais tellement besoin de t’entendre, de me rendre compte de ce qui s’est passé, de parler avec toi, à cœur ouvert ; de revoir Simonne, de lui dire que pour celui qui croit, l’irréparable n’existe pas, que Dieu est la réparation des [Illisible]. Mais je sais bien que beaucoup le lui ont dit… d’ailleurs tu écris qu’elle a perdu la foi. Alors, il n’y a rien à faire. Tout de même, nous prions pour vous…

En attendant que répondre à tous ceux qui nous demandent quand tu penses rentrer ? Les étrangers ne sont-ils pas autorisés à quitter [p. 3] les États-Unis ; n’y a-t-il pas de places disponibles sur les paquebots ; la traversée en avion est-elle exclue pour les non millionnaires ? Pour le moment, du reste, l’existence à Paris n’est pas facile, à supposer que les étrangers soient autorisés à s’y installer. Quant à rentrer définitivement en Suisse, je comprends que tu n’y songes pas pour le moment.

T’avons-nous dit que la maison Fritz Bovet est occupée par deux ménages, celui des Charles Barraud et celui de la famille du vacher d’Oncle Henri. Mais nous sommes là, et si par miracle, tu nous annonçais votre retour en famille, un second miracle se produirait sans doute, celui d’une maison surgissant je ne sais où, prête à vous accueillir tous.

Je n’allonge pas ma lettre. Je voudrais seulement te remercier de la tienne, et te dire, dans ton malheur, l’affection de tes vieux parents qui t’embrassent.
Ton père
G. de R.