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1932-10-17, Georges de Rougemont à Denis de Rougemont

Mon cher Denis,

Tu sais bien que ta peine est la mienne ; j’avais mis beaucoup d’espoir et de joyeuse confiance en « Je sers » ; cette déconfiture est une grande déception, et un malheur pour le protestantisme français. Il va sans dire que je souhaite ardemment que Monbrison réussisse à renflouer l’entreprise, et que la nouvelle société fasse appel à tes bons offices. Je ne suis d’ailleurs pas inquiet au sujet de ton avenir ; en tout état de cause du trouveras du travail et les occasions de mettre en valeur tes talents. D’autre part, je réalise que, financièrement parlant, ta situation n’est pas brillante, qu’elle est même assez précaire ; et je me demande comment tu t’en tires ! Tu me répondras que tu ne t’en tires pas ; et je crains en effet que tu vives d’expédients. Je serais soulagé de savoir un peu exactement à quoi tu en es, quel est le montant de tes dettes ; encore que je ne puisse m’engager à les payer toutes, [p. 2] étant donné que nous n’avons pas, tu le penses bien, de disponible en banque ; et que nous sommes obligés d’entamer et de grignoter ce qui nous reste de notre capital. Quoi qu’il en soit, nous sommes constamment en pensée avec toi, impatients d’avoir les précisions que tu nous donneras dès que tu seras en état de [le] faire. — Ta rencontre avec [A. Gide] est bien amusante ; je comprends maintenant les raisons qu’il peut avoir à se dire intimidé par toi ; il n’a pourtant pas à se faire tout petit devant ceux qui lui ont dit, noir sur blanc, des Vérités. En attendant, te voilà de plus en plus lancé à la NRF. Le numéro que tu prépares sera d’un intérêt captivant ; on ne peut pourtant pas aller le cœur léger au-devant d’un nouveau conflit franco-allemand sans rien tenter pour le prévenir. — À propos de Jacques Martin, [P. B.] a donné au Journal de Genèveb une correspondance, qui veut être impartiale, et qui m’a fait bondir. L’inconscience de nos journalistes — à l’exception de W. [Merk] — est inimaginable, pour eux le problème est inexistant. « Si tu veux la paix, prépare la guerre », et tout est dit. [Illisible] détresse des faits domine.

Adieu, mon cher Denis.
Ton père aff.
G. de R.