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1930-05-28, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

Je crois que je ne vous ai pas écrit depuis l’heureux événement, vous devez être accablés de condoléances émues, si j’en juge d’après toutes celles que je reçois ici — quatre ou cinq personnes déjà m’ont félicité d’être oncle. Je dois dire que cela me vieillit, je me sens du côté des adultes pour la première fois officiellement. Je me réjouis fort de voir ce larron, mais ne vois guère comment cela serait possible avant août. — « Je sers » est en pleine réorganisation, dès le 1er juin, ma tâche sera réglée par un cahier de charges très précis — enfin !! — et je serai installé dans mon fauteuil. Mais j’ai peur d’avoir des difficultés à cause de ce maudit permis de travail, la nouvelle loi sur les assurances sociales impliquant un contrôle très sévère de tous les salaires. Je ne sais pas comment cela pourra s’arranger. Ce serait une grosse déveine d’être renvoyé à Pontarlier au moment où tout est à point.

Ma garçonnière ne sera pas terminée avant quinze jours-trois semaines, je reste ici jusqu’en juillet. (43e retard.) J’ai toujours de telles montagnes de choses à faire que je me sens comme la princesse du conte en présence des lentilles à trier en une nuit. Kikou Yamata me presse pour un article sur le théâtre japonais ; une autre revue pour un article [p. 2] sur la dernière œuvre de Claudel, etc., etc., etc. Et voici que Charles Du Bos me charge de la traduction d’un livre d’Hofmannsthal, le plus grand poète autrichien, que j’avais vu à Vienne un an avant sa mort. Il y aura une introduction de Du Bos et cela me « posera » comme traducteur. Deux à trois-mille fr. en tout cas. — Me voilà lancé parmi les littérateurs. Cet après-midi, j’ai été présenté à la duchesse de La Rochefoucauld par Jean Cassou et Leo Ferrero, Kikou et Jaloux. Il y avait là Claudel et Valéry, un tas d’écrivains et de comtesses. La duchesse a été charmante, m’a dit qu’elle lisait toujours mes notes de la Revue de Genève et m’a parlé dix minutes en particulier, grande faveur, je crois. J’y retournerai souvent, car c’est vraiment le salon parisien le plus « fructueux » au point de vue des connaissances qu’on peut y faire. J’ai été présenté par ex. à André Germain, l’écrivain le plus riche de France, qui a écrit dans la Revue de Genève quelque chose sur les châteaux prussiens. Il m’a fait reconduire ici dans sa Rolls-Royce et m’a invité pour demain soir à dîner et au théâtre russe, ce sera bien amusant. Je me suis lié aussi avec le fils de Ferrero, qui malgré ses succès mondains étourdissants est un charmant garçon, très « bon copain ». — Enfin, tout cela me sort heureusement du cafard où j’ai baigné ces dernières semaines. Il ne me reste plus qu’à travailler pour rester à la hauteur de ce qu’on croit que je suis — car il est parfois dangereux d’avoir des amis qui disent trop de bien de vous. — J’ai pu arranger aussi — en déjeunant avec de Traz, les embrouilles de la Revue de Genève, et j’espère que ma Hongrie finira par y paraître d’ici deux ou trois mois. — Peu de sorties, point du tout même jusqu’à hier soir où j’ai vu un opéra russe avec les Jacques Pury, décidément charmants pour moi, — j’avais déjà dîné chez eux avec Madame Jean de Pury il y a quinze jours. — Roland est pour quatre jours à Neuchâtel, je crois que sa mère reviendra avec lui pour quelques jours.

Un bienheureux sommeil me prend, — voici quinze jours que j’ai des insomnies jusqu’à l’aube — et je pourrai roupiller demain jusqu’à midi, c’est admirable. Bonsoir. Titine pourrait bien m’écrire !

Votre très affectionné
Taupin.