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1931-04-09, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Chers parents,

M. Topin ayant fait un bon voyage se remet en position. Il allume une pipe et donne de ses nouvelles. Elles sont bonnes et peu sensationnelles. Il est heureux de retrouver son petit chez-soi en bon état, ses bureaux somnolents, sous l’effet du printemps devenu assez lourd, et Paris sous les marronniers feuillus. Mais il n’a pas d’encre.

J’ai trouvé Maury en pleine forme moralement, mais encore assez faible. Nous avons d’ailleurs passé une partie de la soirée à nous tordre les côtes en lisant des histoires marseillaises, au désespoir de Madame.

Ici, je n’ai pas trouvé beaucoup à faire, juste de quoi m’occuper trois ou quatre jours sans me presser. Ensuite, j’aurai un peu de temps. [p. 2] Pas de courrier, ou presque, personnel. Incroyable. Le facteur a dû mettre une adresse encore plus fantaisiste qu’« Azeure » sur les lettres des derniers jours, qu’il dit m’avoir renvoyées. Dire qu’il y avait peut-être « la lettre » parmi celles qui se sont perdues !

J’ai enfin revu Monod, — ce qui n’avait pu s’arranger depuis avant Noël, — dans son hôpital où j’ai dîné hier soir. Drôle d’atmosphère, entre deux opérations. J’irai le retrouver ce soir à 11 heures et nous irons voir le dernier film de Charlot, de 11 h ¼ à 12 h ½, seule heure où il puisse sortir cette semaine. — Traz a passé chez moi cet après-midi, mais j’étais à Paris en train de régler la publicité dans Foi et Vie avec un businessman. J’ai déjeuné chez les T[ra]z samedi. Sans cela, horizon vide. Peu de soucis, et de minime importance. Vraiment, je suis à peu près heureux, [p. 3] sans compter que mon humeur « créatrice » se réveille, comme chaque année après Pâques, et que j’ai déjà écrit une grande page de mon roman ce soir au bureau.

Gastonnet a déclaré à un journaliste — qui l’imprime — « J’ai lu le dernier Devoluya. Il est superbe ! Dites à mon vieil ami qu’il est trop modeste… » Je retiens, pour mes « extraits de presse ». Les articles élogieux se multiplient, de toutes parts. Un grand feuilleton des Débats sur Necker de Saussure. Qui l’eut cru il y a un an, pour un livre de pasteur !

Vraiment, la chaleur délie et libère les esprits.

[p. 4] Je suis si heureux de ces dix jours areusiens qui m’ont remis d’aplomb plus que je ne le croyais en partant.

Et maintenant, c’est Papa qui doit se remettre ! Il s’agit de liquider cet affreux hiver, grippé, invraisemblablement grippé, dépêchez-vous de partir pour que cela vaille la peine et que le départ de Titine ne vous force pas à rentrer trop vite.

Oublié sur ma table de nuit une lettre de Madame de Pury contenant un chèque de 700 fr. Prière de le joindre à votre prochaine missive, ainsi que le blaser jaune d’Yvonne Cramer, si l’enveloppe est assez grande.

Inclus, une des histoires de Maury.

Affections.
Denis