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1947-04-07, Denis de Rougemont à Antoinette Petitpierre

Chère Toinette,

Merci de ta bonne lettre que je viens de recevoir. J’avais au programme de la journée de t’écrire, précisément. C’est au moins une chose que j’aurai faite. Le temps est si beau et chaud depuis hier (25° !) qu’il est bien difficile de travailler, on encaisse le choc, simplement. (Il gelait encore il y a 3 jours.) Voilà fini le dernier hiver où nous aurons été chauffés. Je ne sais où nous grelotterons l’an prochain, n’ayant pas reçu jusqu’ici le moindre espoir ou encouragement de Paris, au sujet d’un appartement. Et pourtant j’ai beaucoup de raisons de rentrer en Europe : mon travail, l’éducation de Nino, le prix excessif de la vie aux US, sans compter que mon visa se termine le 30 juin, et que je n’ai pas envie de risquer un second séjour à Ellis Island.

À propos de cette île maudite, je ne sais si j’ai écrit déjà que c’était le consul Gygax et le vice-consul Rosset qui m’en ont fait sortir. Rosset surtout a été actif, est venu à mon hearing et a témoigné longuement en ma faveur. Il a grande envie de devenir consul. — J’avais écrit une longue lettre pour Max, étant encore en prison, puis j’ai négligé de l’envoyer, parce qu’une fois sorti de ces endroits-là on est pris d’une sorte d’apathie bizarre, on ne veut plus en parler, on « refoule ». Mais un jour j’en ferai un long chapitre d’un livre que je médite sur le Nomadisme moderne.

Nous sommes en plein dans des histoires de papiers, visas, quota, etc. Simonne et les enfants sont en fait expulsés depuis plus d’un an, mais en même temps ont demandé leurs papiers d’immigrants. La situation est très compliquée. S. a été ce matin à New York où on lui a donné 21 feuilles de questionnaires à remplir. Si tout va bien, elle ira au Canada pour 3 jours et reviendra avec des papiers qui lui donneront le droit de vivre aux US, d’en sortir et d’y rentrer sans ennuis. Cela peut être précieux un jour ou l’autre, si les choses tournent trop mal en Europe. [p. 2] En attendant, j’ai réservé 4 places d’avion pour le 1er juillet. Ce n’est pas plus cher que les grands bateaux, et on ne trouve rien sur ceux-ci avant fin août. Mais je ne sais où nous irons nous poser. Tout ce que je sais, c’est que j’ai de quoi vivre pendant trois ans, sauf catastrophes financières dans le monde entier.

Merci de ce que tu me dis de mon livre de la Guilde : je ne l’ai pas encore reçu et n’en ai eu aucun écho. Je compte le publier à Paris en décembre ou janvier prochain. Rien ne presse, car j’ai 3 livres qui sortent à Paris ce printemps, et 2 en Suisse en juin ou juillet.

Je ne sais plus rien de Consuelo depuis mon départ de Paris, sinon qu’elle n’est pas venue à N. Y. comme elle l’annonçait et comme je le redoutais. Je ne puis pas dire qu’elle me manque. Je dors et je me sens plus libre. Je sors assez peu, refuse beaucoup de choses, et ne vais que chez quelques amies du smartest set de N. Y. où je puis rencontrer des gens dits utiles. Et je travaille patiemment à m’assurer quelques collaborations à de grands magazines d’ici, ceux qui payent de 500 à 1000 dollars pour un article. Cela pourrait me faire vivre en Europe, ou me permettre de revenir ici de temps à autre.

Mon article dans Vogue paraîtra le 15 mai, et je t’en enverrai un numéro. Ta photo est excellente, sur un fond de poêle de faïence très somptueux. Moi je suis pictured sur un tabouret de studio. Peggy Riley m’a écrit des lettres très drôles sur la Suisse, et m’a raconté sa visite chez toi, disant que tu étais « so much like (me) such a family resemblance that it moved me very much, I felt I know her already, j’aurais presque voulu l’embrasser ». Et beaucoup de compliments sur toi. C’est une fille jolie, intelligente, cultivée, autonome à tous égards, mais elle est à Paris, je suis marié, moins divorcé que jamais, so, according to all apearance, it will remain a dream.

Mes problèmes actuels sont d’ordre pratique : papiers, voyage, appartements, — et ensuite nourriture ! Je tremble en pensant aux enfants. Cet après-midi, j’étais au « market shop » du quartier, et en voyant avec quelle facilité on pick up en 5 minutes la nourriture d’une famille pour des jours, [p. 3] (il y a des monceaux de tout, de la viande aux fruits, des conserves aux serviettes en papier) (le tout sans cartes) je me suis dit que j’étais bien fou de quitter ce pays, d’autant plus que tu m’écris qu’en Suisse même on est « découragé ». Mais d’autre part, je ne puis pas rester ici uniquement parce qu’on y est mieux nourris.

Nino a des difficultés à l’école, que sera-ce en France, avec la difficulté de la langue en plus, les premiers temps. Il a très peur de ce nouveau changement de vie. Quant à Nanette, elle a un naturel plus heureux et confiant. Elle lit des masses de livres (dans les 2 langues), prend des leçons de piano, et ne marche qu’en dansant. Je n’ai pas peur pour elle.

Avec S. les choses vont aussi bien qu’elles peuvent aller, mais il faut que j’accepte une situation boiteuse. (La question statut légal, papiers, etc., m’interdirait de toute manière de divorcer ici. Pratiquement exclu.) Cela marche à la maison, mais toute ma vie sociale se passe en dehors de la maison, avec des gens qu’elle ne connaît pas ; et ma vie intérieure reste non partagée, ma vie sentimentale — a mere dream. Enfin, si nous en restons là, cela fera toujours un divorce de moins — il y en a 1 sur 3 mariages aux US cette année ! C’est à vous en dégoûter. Et finalement, si je puis écrire de bons livres, tant pis pour mon « bonheur ».

Ma Bombe paraît ici dans quinze jours. Nicolas (oratorio) sera joué à Rome, Prague, La Haye, Londres, et je suis en négociation avec Zurich pour des représentations de la pièce entière en allemand, au mois d’octobre. D’une manière générale, ma situation is vastly improving dans plusieurs pays, et aussi en France. Le supérieur des jésuites anglais vient de publier un gros livre où il est question de moi toutes les 2 pages. Ce n’est pas le succès de mode d’un isme nouveau, mais cela augmente lentement et régulièrement, [p. 4] avec une sorte de discrétion. Et puis si un jour les Russes balayent toute l’Europe, mes livres seront détruits et oubliés, ou ne subsisteront qu’en traduction américaine.

— Sur quoi, après une interruption de quelques heures pour une promenade dans la campagne en auto et une partie d’échecs, il fait de nouveau froid. J’ai visité un établissement où 60 vaches étaient traites mécaniquement, sur une énorme plaque tournante, et entourées d’appareils très compliqués. Spectacle assez pénible.

— Quel dommage que Burckhardt quitte son poste. Je n’imagine personne d’aussi bien pour Paris, et personnellement je me réjouissais de l’y revoir. Je me disais qu’un jour ou l’autre — plus tard — ce serait assez bien d’être attaché culturel (si Barbey s’en va) avec lui comme patron.

Voilà une bien longue lettre, après un long silence. Envoie-moi les articles ou gossips que tu pourrais remarquer au sujet de mon livre de la Guilde, ou d’autres de mes livres.

Toutes mes affectueuses pensées pour toute la maisonnée de Port-Roulant.
Denis