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1927-11, Denis de Rougemont à Alice et Georges de Rougemont

Mes chers,

Me voici enfin établi dans mes appartements. J’ai trouvé une chambre assez jolie, surtout très bien meublée (un petit secrétaire à ravir et pas de tableaux dans le goût d’ici). C’est chez une Lehrerin qui tient un bureau de placement depuis des temps reculés, à ce qu’elle m’a expliqué. Elle vient de Königsberg et parle donc un allemand excellent, pour moi fort compréhensible. Pour l’aspect physique : une épicière de 55 ans. Elle a une vieille bonne un peu gâteuse [p. 2] qui répète une dizaine de fois tout ce qu’elle dit, d’une voix chevrotante et larmoyante. C’est probablement pour m’apprendre l’allemand. Hier je lui ai demandé de l’eau chaude pour me raser, et pendant que ça cuisait, elle psalmodiait : … zum rasieren, zum rasieren… Nous en avons fait un opéra, Pierre et moi, que nous chanterons dans les circonstances difficiles pour nous remonter le moral.

Ce n’est heureusement pas encore nécessaire. Je n’ai eu jusqu’à présent qu’un gros ennui ; pour avoir trop regardé se gratter les singes du Tiergarten de Schönbrunn, j’en ai ramené un souvenir cuisant : petite cause, grands effets.

[p. 3] Intermède pour prendre mon petit déjeuner : 2 tasses de café au lait sucré et 2 petits pains, le tout servi avec un accompagnement de « Bitte schön !… Bitte !… Bitte schön… etc. »

J’ai commencé les démarches nécessaires pour mon inscription, et suis en bonne voie. C’est d’une complication incroyable et on vous [tire] sur le long banc pendant une semaine au moins. Je n’ai pas eu besoin jusqu’ici d’utiliser les recommandations données par [Perrin].

Hier en sortant de l’Uni j’ai rencontré Max de Pury et Zutter. Nous nous sommes retrouvés hier soir au théâtre — une « revue » très bien sur laquelle je compte faire un article, parce que c’était très caractéristique de Vienne — [p. 4] puis nous avons été dans une Ungarische Stube, qui malgré son nom est ce qu’il y a de plus viennois à Vienne. Nous avons amusé follement les clients de cette cave en chantant des chœurs de notre cru, accompagnés par le pianiste de l’établissement. J’ai même chanté « Always », ç’a été triomphal.

J’ai déjà pas mal rôdé dans Vienne, en cherchant une chambre, et commence à m’y retrouver. C’est une immensité, il y a trois fois moins d’habitants qu’à Paris, mais la superficie est la même, les rues étant trop larges, en tout cas pour le nombre des piétons et autos.

[p. 5] Pierre a des amis français très gentils avec qui nous avons pris plusieurs repas. Ce sont des normaliens ou licenciés qui sont envoyés par le gouvernement au Centre français des hautes études pour préparer des doctorats et faire de la propagande française dans les milieux intellectuels. Je crois qu’ils sont rattachés à l’ambassade, en tout cas en relations suivies. — Mais j’espère que je vais faire la connaissance de vrais Viennois, ce sera le problème de la semaine prochaine. Pour le moment, « je m’organise ». Je suis en train de trouver une Bräu sympathique et pas chère non loin d’ici, et je crois que je m’en tiendrai là. Nous avons tâté, pour 2 repas, d’une pension [p. 6] alimentaire mais cela m’a dégoûté à tout jamais de cette sorte d’établissement. C’est un bourrage systématique de « Knödel » (boules de pâte ou semoule entourant de la confiture ou un fruit) si lourds qu’on est obligé de dormir 2 heures au moins, après le dîner, pour faire passer cela.

Ci-joint un budget qui risque de subir des modifications nombreuses mais non pas très importantes. C’est à peu près ce que j’avais prévu, un peu plus peut-être. L’ennui est que cela ne me laisse pas de possibilité d’extras (vêtements, petits voyages). Mais nous allons chercher à donner quelques leçons de français ou de conversation. On me dit que ça se trouve facilement.

[p. 7] Pour en revenir à ma chambre : elle n’a qu’un inconvénient, c’est de donner sur une petite cour intérieure assez sombre, en sorte que même en plein jour, on n’y voit bien clair que près de la fenêtre. Mais je m’y tiendrai peu de jour. Et pour se rattraper, ma Lehrerin a fait poser 2 lampes supplémentaires, ce qui en fait 4 en tout ! 1 pour ma table de travail, 1 pour le lavabo, 1 pour la table de nuit et 1 pour le [tout]. Il y a un bon poêle, un divan, 2 magnifiques armoires sculptées en bois sombre, et un tableau italien fort réjouissant.

Je vais aller à l’Uni poursuivre mes travaux d’approche.

[p. 8] Au point de vue santé, je me porte comme le Pont-Neuf quand il l’était encore. Le climat me convient, la nourriture aussi jusqu’à présent, Knödel à part, et il y a toutes les raisons pour que ça continue.

J’attends de vos nouvelles avec impatience. Et aussi les livres qui n’arrivent pas. Merci pour l’adresse de la Gazette, mais c’était inutilisable (trop éloigné de l’Université en particulier).

Au revoir, grüss Gott, je vous embrasse.
Denis