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1928-02-23, Denis de Rougemont à Alice de Rougemont

Chère Mère,

J’attendais impatiemment de vos nouvelles. Merci de vos lettres enfin reçues ce matin, ainsi que le tabac que je fume avec délices. Cela m’aide à travailler : je recopie une longue nouvelle pour les Nouvelles Feuilles d’hygiène, retape mes articles sur la Hongrie que je ne peux toujours pas envoyer à cause des récents événements politiques — la Gazette est très antihongroise — et refait la traduction mal faite par un autre d’un Manifeste paneuropéen. Je suis de plus en plus pris dans l’engrenage de Pan-Europa. Je ferai probablement le 15 mars un petit discours au congrès des étudiants paneuropéens d’Europe centrale, au Konzerthaus. Comme début dans l’art oratoire, c’est assez rigolo.

[p. 2] Je viens d’écrire à Tante Beth, à Max P., et j’ai enfin emballé l’Illustration — je ne comprends d’ailleurs pas très bien pourquoi cela presse tant ?

Comment va cette chère sœur ? Quelle drôle d’idée de se faire opérer. Devrai-je l’imiter ? Cela m’étonnerait que je sois le seul des enfants à y échapper, avec mon défectueux système digestif.

Voici le Mardi gras passé, Vienne se calme un peu, bien que son carême ne soit pas des plus stricts. J’ai assisté et participé à un bal masqué sur la grande patinoire qui est devant le Konzerthaus, c’était magnifique à voir, étourdissant.

J’ai fait mille folies, le visage avantageusement couvert par un masque tout naïf, frais et rose.

J’ai été aussi à l’ambassade de France, bal très élégant, un peu officiel, et plus intéressant que drôle. À part cela, je suis sérieux comme un bénédictin, et travaille assez régulièrement. Ne t’effraye pas de mes levers tardifs. Cela ne m’arrive pas [p. 3] très souvent, et c’est tellement l’habitude à Vienne qu’on ne le remarque même pas. Cela tient au climat trop froid et à la nourriture trop lourde, à la flemme générale et aux soirées trop longues. On fait scandale ici quand on se lève à 7 heures et demie ou 8 heures ! Sérieusement ! Je crois que Vienne est la ville du monde où l’on travaille le moins. Il faut beaucoup de caractère pour y faire quelque chose.

Il fait de nouveau un froid de canard, malgré le soleil. Il gèle sans arrêt, et ces rues sont magnifiquement arrangées pour faire courant d’air. C’est assez énervant. Donc pour l’instant, pas besoin de manteau de pluie (« trench coat »)b. Mon manteau léger, acheté à Paris il y a trois ans, est absolument inutilisable, avec la meilleure volonté. J’aimerais tout de même un petit supplément à mon mois pour les raisons suivantes :

1° mon voyage de retour me coûtera environ 100 fr., tout compte fait.

2° il y a des changements au Centre qui m’obligent à reprendre une [p. 4] chambre pour mon compte à partir du 15 mars. On a réexpédié de Paris deux membres nouveaux, dont le premier arrivera au début de mars et le second tôt après, m’obligeant à céder la place. D’autre part, on est en train de se rendre compte en haut lieu de ce qu’est en réalité ce Centre d’« études supérieures », on a fait de nouveaux règlements très sévères qui ne permettront plus de « combines » comme la mienne. C’est très dommage à tous les points de vue, mais je m’y attendais. J’ai donc entrepris des négociations pour une très belle chambre chez la baronne Buschmann, où est Pierre, à la Freyung. Ce serait 80 sch. par mois, mais je serais beaucoup mieux qu’à la Pestalozzigasse, tout près de l’Université, et à côté de Pierre — je sais bien qu’il n’y restera plus qu’un ou deux mois, mais c’est égal.

Cela suppose évidemment que je reste à Vienne jusqu’en juin, mais je pense que vous n’y faites pas d’opposition. [p. 5] C’est absolument indispensable à mon allemand qui ne va pas encore très fort au point de vue de ce que je dois savoir pour l’Université (discussions intellectuelles, compositions).

Les conférences des APP semblent avoir un grand succès. Je suis curieux de lire celle de Gillouin dont les Nouvelles Feuilles d’hygiène annoncent la publication. J’espère aussi que Titine me donnera des nouvelles des soirées de Belles-Lettres.

Je pense qu’avec cette opération Toinette remettra son mariage à plus tard ? J’aimerais assez revenir quelques jours avant pour me remettre un peu dans l’atmosphère. En tout cas, donnez-moi des nouvelles précises dès que vous le pourrez, cela me serait bien agréable pour arranger mon mois de mars, mon départ, mon nouveau logis, etc.

Merci encore aux Oncles Henri pour l’Illustration.

Je t’embrasse, chère mère, en te suppliant de ne pas trop t’agiter pour le fameux trousseau, toi qui t’es si peu agitée pour le mariage lui-même !

Mais hélas dans la vie, plus les choses sont petites, plus on se donne de mal.

Sur cette pensée profondément philosophique, je termine, en beauté, avec 1000 choses à toutes et tous.
Top.